Dans le cadre de ses actions structurantes, l’Institut La Personne en médecine a invité en mai et juin 2022 l’anthropologue de la maladie Todd Meyers. L’occasion d’un entretien croisé avec Céline Lefève, co-directrice d’ILPEM et philosophe.

 

Portraits de Céline Lefève et Todd Meyers

Todd Meyers est invité par l’Institut La Personne en médecine dont il est vice-président du Conseil scientifique. Il intervient dans le colloque organisé par l’ILPEM le 23 mai  « L’invisible, le négligé, le caché des pratiques et lieux de soin pendant, après et hors contexte pandémique » et dans le colloque organisé par le laboratoire SPHERE et le projet ANR Epiphinoire le 3 juin  « Allures, dis-continuités, scansions. Formes de vie en situation de maladie chronique/handicap ». Ses recherches les plus récentes portent sur la vie avec la maladie chronique et sur la santé et le soin des adolescents, particulièrement dans le domaine de la santé mentale dans le contexte de l’après pandémie.

Todd Meyers a répondu en anglais, sa langue maternelle. Nous avons laissé la version originale pour les anglophones car la tonalité est toujours un peu perdue dans la traduction. La version française est disponible à la fin de l’article. 

A quelle occasion vous êtes-vous rencontrés ? Autour de quelles thématiques se sont noués vos échanges scientifiques ? 

Céline Lefève (CL): Nous nous sommes rencontrés au milieu des années 2000. Nous travaillions tous deux sur l’œuvre de Georges Canguilhem. Todd Meyers éditait la traduction de La Connaissance de la vie parue en 2008 chez Fordham University Press. Todd trouvait dans la philosophie vitaliste de Canguilhem, dans son concept de normativité et son attention au milieu des outils théoriques qui faisaient écho à ses recherches ethnographiques en anthropologie, particulièrement sur la chronicité et sur les addictions médicamenteuses. De mon côté, les travaux en sciences sociales, d’Erving Goffman, d’Anselm Strauss, d’Arthur Kleinman, et, plus près de nous, de Madeleine Akrich, Isabelle Baszanger, Vololona Rabeharisoa, Sylvie Fainzang, Janine Barbot, Emmanuelle Fillion et bien sûr Annemarie Mol, nourrissaient mes réflexions et mes enseignements sur la difficulté de la médecine à comprendre et prendre en compte l’expérience des personnes malades chroniques. Dans l’anthropologie, j’ai trouvé à la fois la chair et la description des rapports sociaux qui permettent d’interroger les relations et les pratiques de soin – ce qui n’intéresse pas vraiment la philosophie analytique de la médecine. Mais nos échanges et notre amitié se sont aussi noués autour du cinéma et des ressources qu’il offre à la formation médicale. Todd enseignait l’anthropologie de la médecine à l’aide du cinéma à l’Université Johns Hopkins. Nos conversations autour de Barberousse et de Vivre de Kurosawa, ou de Safe de Todd Haynes m’ont aidée à concevoir mes enseignements de philosophie appuyés sur le cinéma à l’UFR de médecine, puis le ciné-club mensuel « Barberousse. Médecine et soin au cinéma » qui réunit, depuis 2017, chercheurs, cinéastes et grand public au cinéma Nouvel Odéon. 

Todd Meyers (TM): I remember the first time Céline and I had a chance to really sit down and talk. It was after I gave a paper entitled “The Clinic Dreams the Social” at the Sorbonne Université Campus Pierre et Marie Curie when it was being remodeled, or asbestos was being removed, or something.  My talk was held in a small portable classroom with no ventilation.  It was very intimate sweating and asphyxiating together.  Afterwards, Céline and I found a café on Rue Monge and immediately launched into a conversation about cinema and teaching – I think I was particularly obsessed with Kurosawa’s Ikiru.  We also talked about ethnography.  At the time I was editing a translation of François Delaporte’s Anatomie des passions as well as the Canguilhem translation.  Knowing what I know now, it does not seem strange, but at the time I was surprised by Céline’s enthusiasm for how I was using ideas from Canguilhem’s philosophy – and the thoughts of his interlocutors, Kurt Goldstein in particular – which had found their way into my ethnographic work.  Before Céline, the reception had been uneven, especially among ardent epistemologists, and custodians of Canguilhem’s legacy were having none of it.  But I felt there was no distance between his thinking and what I witnessed in clinics and homes.  I mean, Goldstein was drawing directly from his clinical observations and the worlds of patients, and so was Canguilhem in a more synthetic way.  So I was overjoyed that Céline, a serious philosopher, was receptive to what I was doing.  It was a huge relief.  Of course as Céline mentioned, we also talked about film as a resource.  It has been wonderful to see the way her thinking with cinema has evolved over the years, which has enfolded not only the films as objects for thinking but also the filmmakers themselves, in conversation.  I feel my thinking has evolved, too, and I’m always grateful for Céline’s patience with these movements. 

Quelles différences d’approche avez-vous pu identifier dans les humanités médicales entre votre environnement et la communauté scientifique française ?

TM: For me, it has been exciting to see how the category of “medical humanities” is being reimagined in North America.  Suddenly historians, anthropologists, scholars in comparative literature and film studies recognized that the medical humanities were not restricted to retired doctors writing on dementia in King Lear or Thomas Eakin’s paintings !  It has also been a chance to rethink the role of the humanities and social sciences as a central component to medical education. Of course North America and other parts of the Anglophone world are different. But what impresses me most about the French context is that it is similarly interdisciplinary, experimental, and empirically oriented, but that much of the basis for thinking still emerges from philosophy, from Merleau-Ponty, Cassirer, Canguilhem, and an entire tradition of antihumanism which invites reflection on the fullness of life but also its lack of guarantee, which is an important way to think about something like care or loss or healing.  To paraphrase Max Porter’s beautiful book, Grief is the Thing with Feathers, there’s a necessary resistance to human experience reduced to a sentiment on a refrigerator magnet.

CL: Penser la médecine, le soin et la santé requiert l’interdisciplinarité. Canguilhem et Foucault, ainsi que les historiens et philosophes de la médecine contemporains, se sont évidemment nourris des sciences sociales. Plus récemment, les éthiques du care articulent philosophie politique et morale, sciences sociales et désormais humanités environnementales. Mais la collaboration avec Todd m’a permis de me plonger dans la longue des humanités médicales anglo-saxonnes et de saisir la liberté et la puissance de transformation qu’elles recèlent pour la formation médicale. 

Quels sont les enjeux concernant la recherche en humanités médicales que vous avez partagés et qui vous semble aujourd’hui prioritaire ?

CL : Nous partageons l’objectif à la fois scientifique, éthique et politique de rendre compte de l’inscription de la maladie, en particulier chronique, dans la vie (nous reprenons à notre compte la formule de Canguilhem selon laquelle « il est normal de tomber malade du moment que l’on est vivant »). Les travaux de Todd et ceux de l’Institut La Personne en médecine ont en commun de chercher à décrire l’inventivité des malades chroniques. Ainsi l’ouvrage de Todd, Chronique de la maladie chronique, que j’ai traduit et qui est paru en 2017 dans la collection « Questions de soin » aux Presses Universitaires de France, a contribué au programme de la philosophie du soin qui s’est déployée en France à partir des années 2010 et qui s’ancre dans la description la plus fine possible des pratiques, des situations et des contextes de vie des personnes.

TM: I sense we share a concern for individuals, for the person for whom the category of experience is lived with and through illness.  In part, these are old but important questions about illness experience.  For me, it is crucial to think about these questions inside and outside medical environments, or rather, always between them.  I also think, for the anthropologist and the philosopher, Céline and I share a concern with representation, or maybe a better word is “picture” – how the person who is ill or injured is pictured, the atmospheres that surround and hold that person, and especially a concern for the things that would otherwise erase or cloud that picture. This is why cinema is so important to our mutual thinking, not just as a narrative form, but something so much more that approaches the milieu of illness. 

Comment la collaboration avec l’ILPEM a enrichi votre recherche ?

TM: I feel fortunate to have the kinds of sustained conversations Céline and l’ILPEM facilitates.  I no longer take these things for granted. The past two years of the pandemic have made me appreciate the power of contact and collaboration more than ever.  

Biographies

Todd Meyers est anthropologue de la médecine. Ses recherches portent sur les maladies chroniques et les traumatismes à travers des portraits ethnographiques d’individus. Sa bibliographie inclut Chroniques de la maladie chronique (Presses Universitaires de France, 2017) et La clinique et ailleurs : anthropologie et thérapeutique de l’addiction (Vrin, 2016). Son ouvrage le plus récent, All That Was Not Her, a été publié cette année par Duke University Press. Il occupe la chaire Marjorie Bronfman des études sociales en médecine de l’université McGill à Montréal (Canada).

Céline Lefève, co-directrice de l’ILPEM, est maîtresse de conférences en philosophie et chercheuse à l’UMR 7219 SPHERE. Ses recherches portent sur la philosophie de Georges Canguilhem, l’éthique du soin et le développement des humanités, en particulier du cinéma, dans les études médicales. Elle est co-responsable du projet « Re-orienting Medical Humanities » avec Patrick ffrench (Center for the Humanities and Health, Kings College).

Elle a notamment co-dirigé Soigner et tenir face à la pandémie (PUF, 2022) ; Les Humanités médicales. L’engagement des sciences humaines et sociales en médecine (Doin, 2020) ; Le Soin. Approches contemporaines (PUF, 2016) ; La médecine du tri. Histoire, éthique, anthropologie (PUF, 2014). Elle co-dirige la collection « La Personne en médecine » chez l’éditeur médical Doin John Libbey Eurotext et est membre du comité éditorial de la collection « Questions de soin » aux Presses Universitaires de France. Elle co-anime depuis 2017 le ciné-club mensuel « Barberousse. Médecine et soin au cinéma ».

Version francaise

A quelle occasion vous êtes-vous rencontrés ? Autour de quelles thématiques se sont noués vos échanges scientifiques ? 

Todd Meyers TM) : Je me souviens de la première fois que Céline et moi avons eu l’occasion de nous asseoir et de parler. C’était après que j’ai donné une communication intitulée « La clinique rêve le social » au Campus Pierre et Marie Curie, quand il était en rénovation, ou en désamiantage, ou quelque chose comme ça. Ma conférence a eu lieu dans une petite salle de classe en préfabriqué sans ventilation. C’était très intime de transpirer et de s’asphyxier ensemble. Par la suite, Céline et moi avons trouvé un café rue Monge et nous nous sommes immédiatement lancés dans une conversation sur le cinéma et l’enseignement – je pense que j’étais particulièrement obsédé par Ikiru de Kurosawa. Nous avons aussi parlé d’ethnographie. J’éditais alors une traduction de l’Anatomie des passions de François Delaporte ainsi qu’une traduction de Canguilhem. Avec ce que je sais maintenant, cela me paraît moins étrange, mais à l’époque j’ai été surpris par l’enthousiasme de Céline pour la façon dont j’utilisais la philosophie de Canguilhem – et les pensées de ses interlocuteurs, Kurt Goldstein en particulier – qui avaient trouvé leur place dans mon travail ethnographique. Avant Céline, l’accueil avait été inégal, notamment chez les épistémologues ardents, et les dépositaires de l’héritage de Canguilhem n’étaient pas du tout réceptifs. Mais je sentais qu’il y avait une proximité entre sa pensée et ce dont j’étais témoin dans les cliniques et les maisons. Je veux dire, Goldstein s’inspirait directement de ses observations cliniques et de l’univers des patients, tout comme Canguilhem d’une manière plus synthétique. J’étais donc ravi que Céline, une philosophe sérieuse, soit réceptive à ce que je faisais. C’était un immense soulagement. Bien sûr, comme Céline l’a mentionné, nous avons aussi parlé du cinéma comme ressource. C’est merveilleux de voir la façon dont sa pensée avec le cinéma a évolué au fil des ans, qui a englobé non seulement les films en tant qu’objets de réflexion, mais aussi la conversation avec les cinéastes eux-mêmes. Je sens que ma pensée a évolué aussi et je suis toujours reconnaissant de la patience de Céline à l’égard de ses mouvements.

Quelles différences d’approche avez-vous pu identifier dans les humanités médicales entre votre environnement et la communauté scientifique française ?

Pour moi, cela a été passionnant de voir comment la catégorie des « humanités médicales » a été réinventée en Amérique du Nord. Soudain, des historiens, des anthropologues, des chercheurs en littérature comparée et en études cinématographiques ont reconnu que les humanités médicales ne se limitaient pas aux médecins à la retraite écrivant sur la démence dans les peintures de King Lear ou de Thomas Eakin. Cela a aussi été l’occasion de repenser le rôle des sciences humaines et sociales en tant que composantes centrales de la formation médicale. Bien sûr, l’Amérique du Nord et d’autres parties du monde anglophone sont différentes. Mais ce qui m’impressionne le plus dans le contexte français, c’est qu’il est également interdisciplinaire, expérimental et tourné vers des approches empiriques, mais qu’une grande partie de la pensée émerge encore de la philosophie, de Merleau-Ponty, Cassirer, Canguilhem, et de toute une tradition d’antihumanisme qui invite à la réflexion sur la plénitude de la vie mais aussi sur son incertitude, qui est une manière importante de penser à des choses comme le soin, le deuil ou la guérison. Pour paraphraser le beau livre de Max Porter, Grief is the Thing with Feathers, il y a quelque chose de nécessaire dans le fait de résister à réduire l’expérience humaine à un sentiment sur un aimant de réfrigérateur.

Quels sont les enjeux concernant la recherche en humanités médicales que vous avez partagés et qui vous semble aujourd’hui prioritaire ?

Je sens que nous partageons une préoccupation pour les individus, pour la personne pour qui la catégorie d’expérience est vécue avec et à travers la maladie. Ce sont en partie des questions anciennes mais importantes sur l’expérience de la maladie. Pour moi, il est crucial de penser ces questions à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des milieux médicaux – ou plutôt, toujours entre eux. Je pense aussi, pour l’anthropologue et le philosophe, Céline et moi partageons une préoccupation pour la représentation, ou un meilleur terme serait « l’image ». Pour la façon dont la personne qui est malade ou blessée est représentée, les atmosphères qui l’entourent et la soutiennent , et surtout une préoccupation pour tout ce qui risque d’effacer ou d’abîmer cette image. C’est pourquoi le cinéma est si important dans notre réflexion, non seulement comme forme narrative, mais aussi comme l’évocation de quelque chose de plus qui a trait au « milieu » de la maladie.

Comment la collaboration avec l’ILPEM a enrichi votre recherche ?

Je me sens chanceux d’avoir le genre de conversations soutenues que Céline et l’ILPEM facilitent. Je ne prends plus ces choses pour acquises. Les deux dernières années de pandémie m’ont plus que jamais fait apprécier la fécondité du contact et de la collaboration entre chercheurs.

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