Colloque international organisé à l’Université Paris Cité les 18 et 19 octobre 2023.

Présentation

AàC téléchargeable français et anglais

Tenu en 1978 dans la ville anglaise de Brighton, le 34e congrès de la Fédération internationale des archives du film (Fiaf) a fait date dans l’historiographie du cinéma. En amorçant une rigoureuse appréciation de la cinématographie des premiers temps – que l’on cessera dès lors assez vite de qualifier de « primitive » –, il a ouvert la voie à ce qu’il est convenu de nommer la « nouvelle histoire du cinéma » et a acquis au fil du temps un statut quasi légendaire auprès des spécialistes du champ.

Le congrès de Brighton se distingue par l’ampleur et l’ambition de sa démarche : en s’appuyant sur la projection d’un corpus de plus de 500 films de fiction réalisés entre 1900 et 1906, réunis grâce à la coopération d’archives américaines et européennes, il a rendu possible un travail d’analyse formelle et thématique à grande échelle, associé à l’étude des modalités spécifiques de production et de réalisation de ces films.

Les projections, les communications et les débats qui ont structuré ces journées ont permis de refonder les cadres épistémologiques à l’intérieur desquels étaient pensés les débuts du cinéma, en l’émancipant du modèle narratif hégémonique. Les travaux qui en sont issus ont vu l’introduction de notions majeures, comme celle de « cinématographieattraction », et ont encouragé la prise en compte d’aspects socio-culturels et économiques, notamment la diffusion et la réception, selon une démarche matérialiste. Dans le même temps, le congrès a révélé le travail de chercheurs qui ont eu par la suite une influence considérable dans le champ de l’histoire et de la théorie du cinéma, au premier rang desquels Tom Gunning ou André Gaudreault.

À l’occasion du 45e anniversaire de cet important jalon dans la réflexion sur les démarches historiennes en cinéma, nous souhaitons explorer les circonstances précises (pratiques et théoriques, collectives et individuelles) du tournant épistémologique qu’il représente ; en considérant l’accès à l’expérience des films (collections personnelles, situation des archives, inventaire, conservation, diffusion…) et le contexte (institutionnel, méthodologique) des recherches sur le cinéma des débuts, mais surtout en accordant une attention accrue aux démarches et aux gestes avant-coureurs qui, dans la sphère de l’avant-garde cinématographique, manifestèrent l’émergence d’un regard neuf sur la cinématographie des premiers temps à partir de nouvelles formes de perception de ses images, de ses bobines de films.

La période qui précède le congrès a en effet été marquée par un renouveau de l’intérêt pour les débuts du cinéma chez un ensemble significatif de cinéastes d’avant-garde. Dans les années 1960 et 1970, plusieurs films expérimentaux ont ainsi employé comme matériau privilégié des vues cinématographiques de la fin du XIXe ou du début du XXe siècle, afin de les soumettre à des traitements plastiques, matériologiques ou syntaxiques qui permettent de les observer à nouveaux frais, d’en examiner la structure, les modes de composition ou la dramaturgie, ou d’analyser leurs fondements et la culture visuelle au sein de laquelle ils ont émergé.

Ken Jacobs, Ernie Gehr, Malcolm Le Grice, Hollis Frampton, Al Razutis et Bill Brand font partie, avec d’autres, de ceux qui sont retournés aux origines du cinéma bien avant la tenue du congrès de Brighton, avec l’intuition que s’y jouait quelque chose d’essentiel pour leur propre pratique : la possibilité d’interroger, par les moyens du film et du dispositif cinématographique, ce moment privilégié où des formes s’inventent, dans un élan de créativité anarchique et proliférant, avant que l’institutionnalisation ne les standardise et ne les fige. Retourner au commencement, donc, comme un point possible de bifurcation, à partir duquel d’autres histoires et d’autres sensibilités, alternatives, pourraient être pensées, et mises en œuvre.

La puissance de révélation de ces gestes artistiques de réemploi vis-à-vis du cinéma des premiers temps semble admise par Tom Gunning, au fil d’écrits publiés depuis près d’un demi-siècle, qui établissent volontiers un rapprochement entre les chocs perceptifs proposés par les films de vaudeville et les démarches de l’avant-garde. Inspiré par le formalisme russe et par la théorie de Viktor Chklovski en particulier, Gunning affiche un intérêt marqué pour le cinéma expérimental, et plus particulièrement pour des cinéastes qui ont pu jouer un rôle dans la redécouverte du corpus des premiers temps, Ken Jacobs en tête. C’est dans cet esprit que Gunning a développé son travail d’historien et d’analyste, appliquant d’une certaine manière le principe consistant à « extraire l’objet de l’automatisme de la perception » à des films auxquels on déniait globalement toute valeur « artistique ».

C’est donc à ce point d’inflexion que se consacrera ce colloque : dans quelle mesure les procédés artistiques développés par certains cinéastes expérimentaux ont-ils pu jeter les bases d’un changement de perception à propos d’une cinématographie qui était largement méconnue et peu considérée ? Dans quelles circonstances les deux communautés, artistique et historienne, avec leurs démarches propres, se sont-elles rencontrées, croisées, articulées, interpénétrées ?

Si ce retournement a pris la forme d’une démarche historiographique savante dont l’épicentre manifeste est le congrès de Brighton, il ne saurait être réduit ou circonscrit à cet événement, car la reconnaissance des propriétés heuristiques des films des premiers temps fut aussi (et peut-être d’abord ?) une affaire de défamiliarisation du regard, largement tributaire des gestes de création propres à l’avant-garde cinématographique.

Pour interroger, aux plans historiographique, théorique et esthétique, ce que notre connaissance et notre appréciation du cinéma des premiers temps doivent aux investigations menées par des films expérimentaux, ainsi que l’articulation entre ces recherches artistiques et les recherches proprement historiographiques qui ont suivi, nous proposons les axes de réflexions suivants :

1/ Conditions matérielles et historiques du tournant épistémologique de la « nouvelle histoire du cinéma »

Cet axe privilégie une investigation sur les pré-conditions du congrès de Brighton : ce qui, historiquement, lui a pavé le chemin, et a permis qu’il en vienne à « synthétiser » et conceptualiser un changement de perception qui était déjà en cours. Par exemple, quels ont été les modes d’accès aux copies qui ont précédé (voire préparé) le tournant archivistique post-Brighton ? Quelques thèmes possibles :

– analyser le rôle des Paper Prints de la Bibliothèque du Congrès de Washington dans la redécouverte et revalorisation du cinéma des premiers temps ; mais aussi l’usage de ces Paper Prints par des cinéastes expérimentaux avant la tenue du congrès de Brighton ;

– examiner les conditions et les dynamiques de circulation des copies de films des premiers temps, avant et après le congrès de Brighton ;

– interroger le lien entre circulation de copies 16mm à fonction pédagogique (notamment au sein des universités nord-américaines), la pratique d’enseignement de plusieurs cinéastes expérimentaux et les films de réemploi que ces derniers ont pu réaliser ;

– réfléchir sur le rôle de la collection (personnelle ou institutionnelle) et de la programmation (notamment au sein d’institutions muséales) dans la réappropriation de la cinématographie des premiers temps par l’expérimental ;

– s’intéresser à la programmation et à la projection de films expérimentaux retravaillant des films des premiers temps pendant les années 1960 et 1970 (avant Brighton) et la fréquentation de ces séances par les chercheur-euses et les cinéastes.

2/ Le congrès de Brighton et l’avant-garde : contexte et enjeux historiques

Dans cet axe, il s’agira de se pencher sur le congrès de Brighton lui-même, sa préparation ou ses retentissements immédiats, afin d’explorer les enjeux de la mobilisation des films expérimentaux dans l’écriture de l’histoire du cinéma des premiers temps. Quelques idées possibles :

– examiner les limites ou les impensés du « mythe Brighton » dans la construction historiographique de la réévaluation du cinéma des premiers temps ;

– interroger la « fabrique » de Brighton : quels ont été les principes orientant la sélection et la programmation de films du congrès ?

– analyser le potentiel impact de films expérimentaux sur les recherches présentées par les chercheuses et chercheurs lors de leurs communications à Brighton (y compris en ce qui concerne les modalités de projection à l’occasion du congrès) ; dans quelle mesure les initiatives des cinéastes expérimentaux ont-elles pu les annoncer ou les nourrir ?

– s’intéresser au symposium du Whitney Museum de novembre 1979, « Researches and Investigations into Film : Its Origins and the Avant-Garde » ; qui était là (cinéastes, chercheur-euses) ? Que s’y est-il joué ? Quels ont été les effets de ce programme en termes de consolidation et de prolongement des discussions à Brighton ?

– réfléchir aux limites épistémologiques des analyses présentées lors du congrès et de leur longévité dans l’historiographie du cinéma, notamment en ce qui concerne les origines et caractéristiques des films sélectionnés ; dans quelle mesure certains postulats, hérités de la « nouvelle histoire du cinéma » qui s’ensuit, sont-ils « occidentalo-centrés » ?

3/ Un geste fondamental pour l’étude du cinéma des premiers temps par l’avantgarde : l’analyse

Dans cet axe, on s’intéressera à la portée esthétique et épistémologique des films qui réemploient des images des débuts du cinéma, dans la perspective d’une théorie (en acte) des cinéastes. Les propositions pourront porter sur des films pré ou post-Brighton, tout en considérant les enjeux historiques associés à chaque période. Quelques lignes de réflexion possibles :

– analyser les processus de création à partir des films des premiers temps : penser par, avec ou à travers les images ;

– questionner les différentes formes développées par des cinéastes expérimentaux à partir du matériau que constitue le cinéma des premiers temps, de la compilation d’images à l’étude visuelle ;

– analyser le rôle et la dimension performative de la projection des films des premiers temps en situation de réemploi expérimental ;

– caractériser les inventions formelles auxquelles a pu donner lieu l’exploration du corpus des premiers temps, notamment dans une optique structurelle ;

– étudier les différents moyens techniques mis en œuvre pour retravailler les images des premiers temps, de la tireuse optique aux manipulations numériques sur ordinateur ; quels moyens pour quels effets ? Quels effets pour quelles réflexions ?

– envisager, à travers des analyses d’œuvres, certains motifs structurants dans cette pratique de réemploi, tels que l’arrêt sur image, le ralenti, la réversion, la boucle, le détail… notamment en ce qu’ils ont permis de faire apparaître de nouveaux seuils ou modalités de visibilité dans la relation aux images des premiers temps.

4/ Enfance(s) de l’art et télescopages spatio-temporels

Dans cet axe, il sera question de la récupération et du réinvestissement de corpus issus des premiers temps, dans des démarches artistiques de type « archéologique ». Plus largement, on pourra s’intéresser au geste de « retournement » qui consiste à s’inspirer d’un moment de tâtonnement initial pour retrouver un regard « neuf » sur les images, sur le monde. Quelques lignes de réflexion possibles :

– analyser les reprises de procédés techniques à l’œuvre dans les premiers temps (émulsions artisanales, procédés couleur oubliés ou disparus…)

– s’intéresser aux investigations de la perception proposées par les films d’avant-garde à partir d’images des premiers temps, entre étude d’un rapport révolu aux images et défi lancé à des spectateurs « accoutumés » par l’habitude des images mouvantes ;

– réfléchir sur les dispositions communes entre l’expérimentation de l’avant-garde et l’exploration formelle tâtonnante des débuts du cinéma ;

– envisager la critique du contenu de certaines vues des premiers temps par les cinéastes expérimentaux, par exemples la critique des vues coloniales ou pornographiques (Angela Ricci Lucchi & Yervant Gianikian, Gustav Deutsch) ;

– analyser les relations qui se tissent entre des corpus d’auteurs à plusieurs dizaines d’années de distance (parmi d’autres exemples possibles, la relation Méliès/Brakhage, ou la reprise d’une esthétique carnavalesque dans certains films de Kenneth Anger) ;

– étudier le réemploi d’images des premiers temps dans le contexte des pratiques numériques (compositing, glitch…), par des cinéastes ou des artistes contemporains.

 

Bibliographie indicative :

Écrits et documents d’époque :

Documents officiels du 34e congrès de la Fiaf à Brighton

https://www.fiafnet.org/pages/History/Archival-Documents-about-FIAF-Congresses.html

Roger Holman (compilation), Cinema 1900-1906: An Analytical Study, vol. 1, Bruxelles, National Film Archive / FIAF, 1982.

André Gaudreault (dir.), Cinema 1900-1906 : An Analytical Study, vol. 2, Bruxelles, FIAF, 1982.

Réflexions historiographiques sur Brighton :

Christophe Dupin, « Le congrès 1978 de la Fiaf à Brighton : un “Woodstock des archives du film” ? », dans Christophe Gauthier (dir.), Patrimoine et patrimonialisation du cinéma, ENC, 2020, p. 46-60.

Philippe Gauthier, « The Brighton Congress and Traditional Film History as Founding Myths of the New Film History », communication dans le congrès SCMS de 2012, Boston. (Disponible sur : https://www.academia.edu/1795860 )

David Francis, « Brighton 30 Years After », dans le catalogue du festival de Pordenone 2008, 117-120.

Relations entre cinéma d’avant-garde et cinéma des premiers temps

Bart Testa, Back & Forth. Early Cinema and the Avant-Garde, Toronto, Art Gallery of Ontario, 1992.

Jeffrey Skoller, Shadows, Specters, Shards. Making History in Avant-Garde Film, University of Minnesota Press, 2005.

André Habib, « Archives, modes de réemploi. Pour une archéologie du found footage », Cinémas, vol. 24, no 2-3, « Attrait de l’archive », printemps 2014, p. 97-122.

André Habib, « Finding Early Cinema in the Avant-Garde: Research and Investigation », dans Joanne Bernardi, Paolo Cherchi Usai, Tami Williams et Joshua Yumibe (dir.), Provenance and Early Cinema, Indiana University Press, 2020, p. 261-274.

Michele Pierson, David E. James et Paul Arthur (dir.), Optic Antics. The Cinema of Ken Jacobs, Oxford University Press, New York, 2011.

Écrits de Tom Gunning invitant à penser le rapprochement entre le cinéma

Des débuts et l’avant-garde :

« Le style non-continu du cinéma des premiers temps (1900-1906) », Les cahiers de la cinémathèque, no 29, « Le cinéma des premiers temps (1900-1906) », hiver 1979, p. 24-34.

« An Unseen Energy Swallows Space: The Space in Early Film and its Relation to American Avant-Garde Film », dans John Fell (dir.), Film Before Griffith, Berkeley, University of California Press, 1983, p. 355-366.

« Le Cinéma d’attraction : le film des premiers temps, son spectateur, et l’avant-garde ». tr. Franck Le Gac, 1895, no 50, 2006, p. 55-65.

« An Aesthetic of Astonishment: Early Film and the (In)Credulous Spectator », Art & Text, no 34, printemps 1989, p. 31-45.

« Now You See It, Now You Don’t: The Temporality of the Cinema of Attractions », The Velvet Light Trap, no 32, automne 1993, p. 3-12.

« “Films That Tell Time”: The Paradoxes of The Cinema of Ken Jacobs, dans David Schwartz (dir.), Films That Tell Time. A Ken Jacobs Retrospective, Astoria, N.Y., American Museum of the Moving Image, 1989, p. 3-11.

 

Modalités de soumission 

Les propositions de communications peuvent être soumises en français ou en anglais. Le comité scientifique sera particulièrement attentif aux propositions soumises par des doctorantes et doctorants, et à des jeunes chercheuses et chercheurs ayant soutenu leur thèse il y a moins de cinq ans.

Les propositions de communication sont à envoyer à l’adresse :  

colloquebrighton45@gmail.com

Elles comporteront : le titre de la communication, un résumé de 2500 signes, une bibliographie indicative et une courte bio-bibliographie (500 signes maximum).

Date limite de soumission des propositions : 26 juin 2023 (délai de rigueur).

La réponse du comité scientifique sera communiquée le 12 juillet 2023.

 

Comité organisateur 

Marie Frappat (Université Paris Cité, Cerilac)

Tatian Monassa (Université Paris Cité, Cerilac)

Sébastien Ronceray (Association Braquage / Université Paris 8 – Vincennes-Saint Denis)

Emmanuel Siety (Université Sorbonne Nouvelle, IRCAV)

Éric Thouvenel (Université Paris Nanterre, HAR)

 

Comité scientifique 

Livio Belloï (Université de Liège)

Enrico Camporesi (Centre Pompidou)

Marie Frappat (Université Paris Cité, Cerilac)

André Habib (Université de Montréal)

Tatian Monassa (Université Paris Cité, Cerilac)

Sébastien Ronceray (Association Braquage / Université Paris 8 – Vincennes-Saint Denis)

Céline Ruivo (Université Catholique de Louvain)

Emmanuel Siety (Université Sorbonne Nouvelle, IRCAV)

Éric Thouvenel (Université Paris Nanterre, HAR)

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