Comme dans tout domaine, il ne faut ni diaboliser ni sous-estimer l’IA. Des membres de l’Association française des formations universitaires aux métiers de la traduction expliquent pourquoi ils croient toujours à l’avenir de leur profession.

 

Source : Le Monde, 10 septembre 2024 : https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/09/09/non-l-intelligence-artificielle-ne-remplacera-pas-les-traducteurs-et-les-traductrices_6308656_3232.html

 

« Mais pourquoi veux-tu faire une formation en traduction : avec la traduction automatique, et maintenant ChatGPT, tu ne trouveras jamais de travail… ? » C’est une remarque que beaucoup de nos étudiants entendent, souvent venue de leurs parents. Dans la presse, sur les réseaux sociaux, partout prolifèrent les messages alarmistes sur l’obsolescence programmée de la profession de traducteur. Il nous paraît indispensable d’y répondre, sans verser dans le déni de réalité ni prétendre avoir toutes les réponses. En rappelant un certain nombre de faits, loin des prédictions millénaristes : l’IA n’est ni le nouveau représentant de Satan sur terre ni la solution à l’intégralité des problèmes qu’affronte aujourd’hui l’humanité.

La profession de traducteur recouvre un grand nombre de métiers, qui ont profondément évolué ces trente dernières années. Très loin de se limiter au versant littéraire et culturel qui en est la partie la plus visible, la traduction est passée d’une vision avant tout artisanale à une approche professionnelle destinée à rendre un service à la société et à ses différents acteurs (entreprises, services publics, citoyens, justiciables…). Elle concerne, selon les périmètres retenus, entre 20 000 et 50 000 professionnels en France, qui sont un rouage essentiel, quoique discret, du fonctionnement de l’économie et des sociétés d’aujourd’hui. Peuvent-ils faire l’impasse sur les évolutions technologiques ? Seulement à leurs risques et périls.

Condamner l’usage de l’IA sans autre forme de procès n’empêchera nullement sa diffusion. Nous estimons que notre rôle de responsables de formations n’est pas de porter un jugement moral sur ces évolutions ou de dicter à nos futurs diplômés ce qu’ils doivent devenir. Il demeure de préparer nos étudiants à faire les choix informés qui leur permettront d’exercer une activité rémunératrice, en étant reconnus à leur juste valeur professionnelle. C’est la raison pour laquelle, à l’échelle des formations, de l’association française qui les regroupe (l’AFFUMT, Association française des formations universitaires aux métiers de la traduction) ainsi qu’au sein du réseau EMT (European Masters in Translation/Master européen en traduction), nous avons entrepris de comprendre ce que l’irruption de l’IA signifie dans notre secteur et d’y apporter une réponse réfléchie et constructive. Parce que nous nous inscrivons dans un écosystème complexe, cette réflexion est menée avec les autres acteurs du secteur car c’est seulement ensemble que nous parviendrons à peser sur ces évolutions, qui nous concernent directement mais touchent plus largement toute la société.

Non, répétons-le, l’IA ne va pas faire disparaître les traducteurs. « Sauf [peut-être] ceux qui traduisent d’ores et déjà comme des machines », ajoutait il y a une dizaine d’années le terminologue et traductologue américain Alan Melby au sujet de la traduction automatique. Les questions que pose aujourd’hui l’IA générative sont au demeurant assez similaires à celles que soulève la traduction automatique neuronale, dont l’apparition il y a 8 années déjà permet une prise de recul vis-à-vis de son utilisation et de son intégration dans le quotidien des professionnels. Le monde de la traduction est ainsi mieux préparé que d’autres pour réfléchir à l’impact de nouveaux outils sur le secteur. L’IA aura – elle a d’ores et déjà − un profond impact sur certains segments du marché ; d’autres seront fort peu concernés (la communication haut de gamme, la traduction marketing, par exemple) ; dans bien des cas, elle conduira − et conduit déjà − à de profonds changements dans la chaîne qui part d’un texte original pour atteindre des destinataires finals ; elle va aussi − comme bien d’autres innovations par le passé − faire naître de nouveaux besoins et de nouveaux métiers. Certains, même, s’en emparent pour en faire un outil de créativité. Comme les autres professions, celle de traducteur doit s’adapter, mais dès lors que ses destinataires sont des êtres humains, il faudra encore et toujours des êtres humains correctement formés pour garantir que les documents qui leur sont destinés répondent à leurs besoins, en termes de qualité, de ressenti et de pertinence. Ce qui suppose, dans un univers très diversifié, une maîtrise de l’outil informatique, des options stratégiques et bien sûr, encore et toujours, des compétences traditionnelles de traduction.

À ce stade de nos réflexions, nous estimons qu’une intégration fructueuse de l’IA dans les métiers de la traduction passe par un surcroît plutôt que par une dilution des compétences attendues des traducteurs professionnels. Elle nécessitera également une utilisation éthique, respectueuse des différentes parties, qui garantisse aux traducteurs des conditions de travail décentes et une rémunération juste. Les formations ont commencé de s’atteler à ce qui constitue non pas une promesse de disparition, mais une mutation.

En somme, vis-à-vis de l’IA, il faut remplacer l’affect par l’observation des évolutions et l’élaboration collective d’une réponse. C’est vrai, le devenir professionnel des traducteurs que nous formons nous tient à coeur. Mais ce qui nous tient encore plus à coeur, c’est ce service, multiforme, rendu à la société. Et c’est parce que nous sommes persuadés que la traduction humaine, outillée, utilisatrice ou non de l’IA, a et aura toujours une valeur ajoutée à apporter, que nous sommes attachés à notre mission de formateurs de traducteurs.

 

[Signature]

Au nom de l’AFFUMT (Association française des formations universitaires aux métiers de la traduction), Nicolas Froeliger, professeur à l’Université Paris Cité ; Katell Hernandez Morin, maîtresse de conférences à l’Université Rennes 2, présidente de l’AFFUMT ; Vasilica Le Floch, maîtresse de conférences à l’Université de Lorraine ; Rudy Loock, professeur à l’Université de Lille ; Alain Volclair, directeur de l’Institut européen des métiers de la traduction, Strasbourg ; Will Noonan, maître de conférence à l’Université de Bourgogne).

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