Céline Lefève, co-directrice de l’Institut La Personne en médecine, Maître de Conférences en philosophie à l’Université Paris Cité et titulaire de la Chaire coopérative « Philosophie à l’hôpital » (ENS/AP-HP) revient sur quelques-unes des implications de la crise sanitaire sur les pratiques et les relations médicales, mais aussi sur les formations en santé et le rôle que peuvent y jouer les humanités médicales.

Durant la crise sanitaire, de nouvelles pratiques médicales ont vu le jour et d’autres se sont déployées à grande échelle. Pensez-vous que cette crise sanitaire a permis une transformation durable des pratiques et relations médicales ?

Parmi les nombreuses implications que la crise a eu sur les pratiques et relations médicales, qu’il est impossible de lister ici tant elles sont importantes, l’une des plus évidentes est le développement de la médecine à distance. L’enjeu à présent est de l’intégrer à des pratiques et des relations éthiques de soin.

Il me semble que, pour certaines maladies ou à certains moments de l’évolution d’une maladie, il est permis de ne pas être nostalgique de la présence incarnée du médecin auprès du patient. Par exemple, la consultation téléphonique – pour prendre l’exemple le moins sophistiqué de télémédecine – pourrait avoir des avantages qu’il faudra étudier avec précision, en particulier dans la maladie chronique. Il permet au patient d’éviter les transports, d’attendre, de se fatiguer davantage. La consultation téléphonique confère une certaine souplesse et permet peut-être de faire des points d’étape plus brefs mais plus fréquents et adaptés à l’état, aux besoins et demandes des patients. C’est également la possibilité pour le patient d’adresser, par mail, en amont de la consultation, ses questions et ses inquiétudes au médecin afin qu’ils y portent, ensemble, une attention particulière lors de la consultation. C’est enfin et surtout une façon de maintenir la continuité fondamentale du soin dans les maladies chroniques.

      Céline Lefève

Ces pratiques vont sans doute s’amplifier. Avez-vous pu d’ores et déjà identifier des points de vigilance à observer ou des limites dans ces nouvelles pratiques ?

Il faudra, sans aucun doute, être attentif aux moments cruciaux et éthiquement délicats de la relation médicale. Par exemple, interpréter les résultats d’un examen et annoncer une complication, délibérer et décider ensemble d’un nouveau traitement ou d’une intervention, tout cela continuera de demander une ou plusieurs rencontres physiques et des temps d’échange les plus libres et complets possibles. Il faudra aussi être attentif aux effets des mots employés au téléphone ou par mail pour éviter des malentendus voire des blessures morales (aussi en fonction des catégories socio-professionnelles et de la compréhension des patients). On peut aussi imaginer que ces nouvelles pratiques de consultation à distance pourraient donner lieu à des attitudes paternalistes, le médecin se donnant la possibilité de décider ou de prescrire seul derrière son écran, sans tenir compte des réactions ou du consentement du patient. La relation patient-médecin va se transformer. Ce sont là des points de vigilance, parmi tant d’autres, pour lesquels un nouvel apprentissage pourra s’avérer nécessaire.

Durant cette crise, tous les étudiants du secteur santé se sont très largement mobilisés, à tous les niveaux, pour venir en soutien des équipes en place. Que pensez-vous que cette expérience de terrain, hors norme, aura apporté à leur formation ?

Incontestablement, la pandémie marquera d’une profonde empreinte toute une génération d’étudiants en médecine et en soins infirmiers notamment. Pour eux, cette épidémie a constitué une incroyable et brutale « formation accélérée » aux questions éthiques relatives au soin. Elle aura aussi joué comme un extraordinaire effet de loupe sur l’éthique ordinaire du soin.

Ils ont été confrontés à des décès massifs et immédiats de patients, dans des conditions de souffrances physiques et morales extrêmes. Ce sont donc d’abord aux limites, à l’incertitude et à l’impuissance de la médecine qu’ils ont dû faire face. Ils ont par exemple été témoins de l’isolement et de l’absence d’accompagnement des patients et des proches en fin de vie et dans le deuil, ce qui les a sensibilisés à l’éthique de l’accompagnement. Cette épidémie les a aussi introduits aux questions éthiques de justice, et à l’implication des choix politiques, économiques et sociaux sur l’éthique du soin. Ils ont été placés à des postes notamment d’aide-soignants pour lesquels ils n’étaient pas encore formés, exposés au risque et à l’angoisse d’être contaminés et de contaminer leurs proches, témoins de la pénurie et du rationnement de matériels de protection (masques, surblouses) et de médicaments. Ils ont aussi expérimenté les questionnements éthiques relatifs au triage et à l’accès en réanimation des patients les plus âgés ou atteints de comorbidités. Ils ont constaté les risques de discrimination des patients dans l’accès aux soins. Ils ont pris conscience que ces questions éthiques doivent être regardées en face, étudiées et explicitées dans la pratique médicale.

Les étudiants sont devenus de facto des acteurs impliqués et responsables. Leur vocation a été renforcée par le fait d’avoir été utiles, ils seront sans doute très engagés dans les choix d’avenir du système de santé.

Vous enseignez la philosophie de la médecine aux étudiants de médecine d’Université Paris Cité. Selon vous, quel(s) rôle(s) peuvent jouer la philosophie et, plus largement, les sciences sociales et les humanités dans la formation médicale dans ce contexte ?

Une des questions est en effet de savoir comment enseigner la maladie dans ses multiples dimensions, physique, psychique et sociale, à celles et ceux qui ne la vivent pas eux-mêmes. C’est une question fondamentale pour moi qui enseigne la philosophie de la médecine et qui cherche à exercer les futurs médecins à une certaine souplesse dans l’aller-retour entre la compréhension de l’expérience des patients et leur propre approche biomédicale de la maladie et des traitements. À cet égard, l’alliance d’enseignements de philosophie et de sciences sociales avec des films de cinéma, portant sur les expériences de la maladie et du soin, me paraît une méthode efficace pour faire voir, faire ressentir et in fine mieux connaître ces expériences.

C’est en ce sens qu’au-delà de mes enseignements à la faculté, j’anime, depuis 2017, dans le cadre de l’Institut La Personne en médecine, le ciné-club « Barberousse. Médecine et soin au cinéma ». Les films approchent le point de vue expérientiel des patients et des soignants. Ces projections sont suivies de débats avec des médecins et des chercheurs en sciences humaines et sociales. L’Institut construit d’autres outils pédagogiques dans cette optique.

Les sciences humaines et sociales auront, je le crois, un rôle particulier d’éclairage et de mise en perspective des questions politiques, sociales et éthiques concernant le système de santé que l’épidémie vient de révéler et qu’elle va profondément transformer.

 

Découvrez le programme Interdisciplinaire La Personne en médecine

Programmation du ciné-club Barberousse. Médecine et soin au cinéma

 
Barberousse. Médecine et soin au cinéma
Céline Lefève anime le ciné-club Barberousse. Médecine et soin au cinéma, avec Jean-Michel Frodon, critique de cinéma et professeur associé à Sciences Po, et François Crémieux, directeur général adjoint de l’AP-HP.
 
Outils pédagogiques proposés par l’Institut La Personne en médecine
  • Un cycle de vidéos sur l’éthique du soin au cinéma
  • Relance d’un site déjà créé de ressources et de discussions en humanités médicales pour les étudiants en santé

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