Grâce à un séminaire sur la sociologie de la Chine complètement repensé suite à la fermeture des universités, une dizaine d’étudiants d’Université Paris Cité et de l’Inalco ont co-écrit des articles publiés dans La Vie des idées, The Conversation, Books and Ideas et Public Books. Explications avec le sociologue Gilles Guiheux, professeur à Université Paris Cité et responsable du séminaire.
Les articles rédigés par les étudiants pendant le séminaire portent sur les conditions de travail et d’emploi en Chine au cours de la pandémie de Covid-19. Sur cette photographie prise par l’un des doctorants du séminaire, des livreurs chinois se préparent.
© Huang Ke
12 mars 2020 : le Président de la République annonce la fermeture des universités pour freiner la pandémie. Gilles Guiheux, professeur en sociologie de la Chine à Université Paris Cité et chercheur au CESSMA, réfléchit à la meilleure manière d’adapter son séminaire à cette situation de crise. « Quand nous nous sommes retrouvés confinés, j’ai proposé aux étudiants de modifier le programme prévu. Nous avions envie d’utiliser nos connaissances et nos expertises respectives pour mieux comprendre ce que la Covid faisait au travail et à l’emploi dans le pays d’où est partie la pandémie… »
Un séminaire réinventé
Le séminaire en question porte sur la sociologie du travail et de l’emploi en Chine. Il compte une dizaine d’étudiants, inscrits en Master 2 et en doctorat. « En temps normal nous explique Gilles Guiheux, ce séminaire discute de recherches sur le travail en Chine. Outre la dimension théorique, je partage avec les étudiants des matériaux primaires issus d’enquêtes de terrain que j’ai conduites ; certains d’entre eux travaillent sur cette question et nous discutons de la construction d’un savoir scientifique à partir de ces matériaux ». Une fois l’université fermée et les cours en présentiel rendus impossibles, Gilles Guiheux remet le programme à plat et imagine un enseignement à distance faisant la part belle à la dimension participative. « L’idée était d’être en prise avec l’épisode exceptionnel que nous traversions. Nous nous sommes chacun mis à analyser des professions différentes : livreurs, ouvriers du textile, infirmiers, etc. D’une semaine à l’autre les étudiants présentaient des informations rassemblées sur le web et on cherchait à en tirer des conclusions générales sur le rôle du droit, des politiques publiques ou des mécanismes de marché ». Réinventer un séminaire en cours de route, alors que le monde entier se retrouve sidéré et confiné par une crise sanitaire sans précédent, peut de prime abord surprendre. « En réalité, cela s’est fait assez spontanément nous explique-t-il, je n’avais pas de plan prédéfini sur le déroulement du séminaire réinventé. Je dirais même que l’exercice a eu des vertus psychologiques. Il nous permettait à tous de mettre la réalité traumatique à distance et de regarder l’épidémie avec un recul tout à la fois géographique et scientifique ».
La dimension médiatique
Au bout de quelques semaines, les matériaux réunis par les étudiants donnent à Gilles Guiheux l’idée d’en faire une publication : « A la fin du semestre on a commencé à consacrer du temps à la co-écriture de l’article. Chacun arrivait avec un morceau de texte, on le discutait et on le réécrivait collectivement ». S’est alors posée la question du média où publier : « En mai 2020, j’ai contacté La Vie des idées qui a tout de suite manifesté son intérêt. Notre article y est paru assez rapidement. Puis il a été publié sur la version anglaise, Books and Ideas. En juillet 2020, ils reviennent vers moi et me proposent d’en publier une version refondue dans Public Books, un site américain géré par Columbia University. L’histoire ne s’arrête pas là car l’article est désormais à paraître dans le Yearbook 2020 de Public Books, leur publication annuelle de fin d’année ! D’une contrainte forte à cause de la pandémie et d’un séminaire réinventé, on s’est ainsi retrouvé avec quatre publications… Les étudiants étaient super heureux ».
Une pédagogie réinventée
Suite à ce succès et alors que la situation sanitaire restait toujours aussi incertaine à la rentrée 2020, Gilles Guiheux a souhaité renouveler l’expérience : « Pour le séminaire 2020-2021, j’ai cherché un support différent et j’ai pensé à The Conversation. Je les ai contactés en amont et ils étaient eux aussi très intéressés ». Quand on l’interroge sur les vertus de ce séminaire et de la formation par la recherche, il n’hésite pas : « Je n’ai jamais conduit un séminaire où les étudiants étaient aussi impliqués. Un des objectifs est aussi de montrer comment travailler et faire de la recherche à distance. Et c’est une bonne expérience d’écriture pour eux : dans des médias de ce type, il faut apprendre à être clair et concis, à donner accès à ses connaissances au plus grand nombre, tout en écrivant à partir de sources précises et ne pas s’aventurer dans des jugements non étayés ».
Enquêtes de terrain et en ligne
Le sociologue n’écarte évidemment pas l’importance des enquêtes de terrain et de la rencontre : « Les médias chinois sont soumis tous les jours aux injonctions du département de la Propagande. On a vu des questions apparaître avant de complètement disparaître ; on devine là des disputes au sein de la direction du Parti Communiste. En recherche, la grande question est la manière dont on exploite nos matériaux, que ce soit des articles de presse, des témoignages de première main, des rapports institutionnels ou de la documentation photographique. Pour ce séminaire on a mélangé des matériaux qu’on avait avant la Covid et d’autres réunis pendant le séminaire ».
Pour la rentrée prochaine, Gilles Guiheux réfléchit à un séminaire autour de l’ethnographie en ligne : « Quand on fait de l’ethnographie, en principe on rencontre des gens, mais d’autres solutions existent et il faut savoir les explorer et les questionner. Quels types de matériaux numériques peut-on utiliser pour faire de la recherche en sciences humaines et sociales ? ». Nul doute que les étudiants sauront à nouveau se mobiliser et poursuivre les recherches sur le terrain… et à distance.
L’article suite au séminaire 2020, écrit par Gilles Guiheux, Guo Ye, Hou Renyou, Manon Laurent, Li Jun, Anne-Valérie Ruinet :
-
Sur La Vie des idées
-
Sur Books & Ideas
-
Sur Public Books
-
Sur The Long Year (parution en septembre 2021)
L’article suite au séminaire 2021, écrit par Gilles Guiheux, Guo Ye, Ke Huang, Li Jun, Manon Laurent, Renyou Hou, Anne-Valérie Ruinet, Lin Zhen, Andrea Vaccaro, Imke Vidal :
À lire aussi
[PODCAST] Pierre Zaoui ou la philosophie des bulles de savon
Pierre Zaoui est philosophe, maître de conférences en philosophie et membre du CERILAC. Ses recherches portent notamment sur Spinoza, Gilles Deleuze ou encore sur la pensée politique (libéralisme). Il publie en mars 2024 Apologie des bulles de savon,...
Retrouvez Julia Kristeva et le « génie féminin » en podcast
Julia Kristeva est écrivain, psychanalyste, professeure émérite de l'université Paris Cité et membre titulaire et formateur de la Société Psychanalytique de Paris. Écoutez ou ré-écoutez l'intégralité des podcast Radio France de Julia Kristeva. ...
Comment bifurquer – Les principes de la planification écologique
Razmig Keucheyan est professeur de sociologie à l'UFR SHS. Son travail s’inscrit dans la tradition marxiste classique et contemporaine. il est membre du think tank et centre de recherche "Groupe d’études géopolitiques". Après des décennies de...
Womanhoods and Equality in the United States 20th–21st Century Perspectives
Maîtresse de conférences en études anglophones à l’UFR EILA et membre du laboratoire ICT (Identités, Cultures, Territoires) – Les Europes dans le monde, Anne Légier est spécialiste de l’histoire de l’avortement aux États-Unis. Elle s’intéresse à l’intersection entre la notion de genre et les enjeux médicaux, religieux, juridiques, politiques, raciaux et sociaux structurant la société états-unienne.