Dans les cartes, les données sont essentielles. Et pour produire ces données, il faut décrire, enquêter. Afin de récolter ces données permettant de répondre à la question : « quelles formes de cartographies cosmopolitiques ? », le projet Terra Forma organise une série d’ateliers avec des chercheur·ses expert·es et non-expert·es autour des thèmes explorés dans le manuel de cartographies potentielles du même nom Terra Forma.
© S.O.C (société d’objets cartographiques)
Le projet « Terra Forma, cartographier les cosmopolitiques de la Terre » s’inscrit dans la continuité du livre Terra forma [1] qui proposait de fabriquer des figures cartographiques alternatives pour visualiser autrement la terre et ses composantes, ceci afin de tester de façon située et avec des acteur.rice.s ciblé.e.s, le potentiel cartographique des modèles du livre. Nous avons choisi le modèle « sol » qui visait à représenter les entités, mouvements, conflits dans le(s) milieu(x) souterrain(s). Ce modèle cartographique vise, en effet, à révéler ce qui se trame sous nos pieds, ce qui se dérobe aux regards pour tenter d’aller au-delà des représentations nécessairement limitées car circonscrites à la surface.
Pour donner à voir la complexité de la zone critique (épaisseurs, interactions avec la surface, diversité des entités habitantes), il a fallu utiliser une projection particulière qui s’éloigne du planisphère traditionnel. Cette projection retourne le globe terrestre comme un gant afin de placer au centre de la carte, l’atmosphère. Elle est ainsi entourée des couches du sol déployées de manière concentrique. Celles-ci sont elles-mêmes englobées et limitées par les roches plus profondes qui constituent la bordure périphérique de la carte. De la sorte, il n’y a plus d’extérieur, la Terre est limitée au-dessus comme en-dessous : nous devons habiter, construire, nous nourrir, à l’intérieur de cette épaisseur de quelques mètres.
A travers plusieurs ateliers et entretiens, nous avons recueillis, mis en discussion, organisés et visualisés les enjeux d’une reconnaissance de ces espace-temps, entités et activités invisibles mais pourtant fondatrices de l’habitabilité terrestre. Un de nos objectifs était de susciter ou d’enclencher des échanges dont l’observation et l’analyse pourraient permettre de comprendre comment se forme, ou non, une vision partagée du sol. Plus largement, l’ambition était d’alimenter ou de co-construire par le dessin collectif une définition ou une vision de la zone critique (terme qui est aujourd’hui repris mais pas toujours de façon circonstanciée) : qu’est-ce que la zone critique [2] ? La compréhension de la zone critique peut-elle être partagée ? Quels en sont les éléments communs ? Ceux irrémédiablement différents et parfois conflictuels ?
Ensuite nous nous sommes demandés : Existe-t-il une zone critique urbaine ? Quelle est sa particularité en Ile de France ?
Le projet s’appuie sur les procédés cartographiques comme outil d’exploration et d’enquête, autant du point de vue du le processus de fabrication de la carte que du point de vue des résultats provisoires. L’assemblage et la mise en discussion de différentes visions de ce qu’est le sol; le milieu souterrain et la surface (composant ainsi la zone critique verticalement) du Bassin Versant Parisien sont traduites par une série de visualisations réalisées à partir d’entretiens ou d’ateliers avec les différents acteurs : scientifiques de la Terre (géochimistes, géophysiciens, géologues), spécialistes des matériaux (carrières, entreprises de matériaux), spécialistes de l’habitat humain (aménageurs, archéologue). Chacun de ces acteurs a permis de dessiner un élément spécifique de sa pratique ou de son objet d’étude [3]. La carte est ainsi support de méthodologie ethnographique cherchant à dessiner des cosmogrammes [4] plutôt que d’être un point de vue totalisant sur un territoire. C’est ainsi à partir des actions menées dans cette zone critique en commun, que l’on peut commencer à comprendre la stratigraphie des imaginaires disciplinaires et les relations possibles entre les acteurs. Partir d’une vision kaléidoscopique pour penser une cartographie réflexive et itérative équivaut à multiplier les plans de lectures, à procéder à de nombreux réglages de l’outil de représentation et à réfléchir aux modes de traduction de ces données hétérogènes et non normées.
Ont émergés de cette enquête, trois grandes thématiques : l’eau, la ressource, et la mémoire vive. A partir de cartes intermédiaires par acteurs, nous avons sélectionné de potentiels conflits d’usage qui figurent sur la carte commune (image ci-dessous). Cette carte décline les principaux enjeux croisés qui permettent de comprendre les impacts de l’Anthropocène dans les milieux urbains. La carte a été exposée à la BAP 2022 (Biennale d’Architecture et de Paysage). Un atelier pendant la Biennale a permis de continuer à mettre en mouvement cette représentation et à interroger nos actions sur, contre ce sol, dans l’épaisseur de la zone critique (qui ne s’y limite pas). En demandant aux différents praticiens intervenant dans la connaissance, ou l’exploitation des ressources des sols et sous-sols d’Ile de France (ou bassin versant parisien), quels étaient leur concernement vis-à-vis de cet élément « terre » ou de leur propre pratique, nous avons tenté de constituer une assemblée soucieuse de partager les problèmes, obligée par ce dispositif à dépasser des propos normatifs ou institutionnels. La carte agit comme « objet-frontière » [5], interrogeant de façon située et pragmatique l’habitabilité du territoire ; ce qui peut l’empêcher ou la favoriser, et ainsi déceler les contradictions inhérentes aux processus d’aménagement. Elle rend visible des entités (organismes habitants et objets hébergés dans les sols, roches ou atmosphère) et des processus (cycles, trajets de l’eau et des sédiments, mouvements des terres) absents de nos cartes mais aussi de nos schémas de pensée traditionnels grâce à la multiplication des référentiels, enjeux, et entités évoquées par chaque acteur, composant progressivement un espace cosmopolitique [6] pour le bassin versant parisien.
[1] Terra Forma, manuel de cartographies potentielles. F. Aït-Touati, A. Arènes, A. Grégoire. B42, 2019.
[2] OZCAR = Observatoire de Recherche sur la Zone Critique, applications en recherche. https://www.ozcar-ri.org. 21 observatories, 60 instrumented sites.
[3] Nous nous sommes appuyées notamment sur l’écologie des pratiques. Stengers, I. (2010) Cosmopolitics I, Cosmopolitics II, Minnesota University Press.
[4] Tresch, J. (2005) Cosmogram. In Cosmogram, edited by Jean-Christophe Royoux Melik Ohanian, 67-76. New York: Sternberg.
[5] Star Leigh S., Grieselmer R. James (1989) Institutional Ecology, ‘Translations’ and Boundary Objects: Amateurs and Professionals in Berkeley’s Museum of Vertebrate Zoology, 1907-39. Social Studies of Science Vol.19, pp387-420.
[6] Latour B. (2004) Whose Cosmos? Which Cosmopolitics? A Commentary on Ulrich Beck’s Peace Proposal? in Common Knowledge, Vo. 10 Issue 3 Fall 2004 (450-462) ; Latour B. (2010) An Attempt at a “Compositionist Manifesto”. In New Literary History Vol. 41 (471-490) ; Yaneva, A., Zaera-Polo, A. (2015) What is cosmopolitical design? design, nature and the built environment, Routledge.
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