Décoloniser l’Anthropocène
© Thomas Cuelho
L’une des critiques majeures adressée au concept d’Anthropocène réside dans la propension de ce dernier à homogénéiser et naturaliser une situation qui est à la fois le produit de l’expansion historiquement située de modes de production et d’exploitation des humains, des territoires et d’une grande partie du vivant, mais qui conduit aussi à des expositions différenciés et inégalitaires de ces humains, territoires et espèces aux conséquences de cette exploitation. Investiguer l’histoire ou plutôt les histoires de la production de ces modes d’exploitation et de ces expositions différentielles, à l’intersection entre différents rapports de pouvoir, semble aujourd’hui essentiel pour penser une écologie véritablement transformatrice. Parce qu’elle pose la question d’un rapport juste au monde et aux être qui le peuplent, l’habitabilité questionne ces histoires toujours en cours d’écriture. Comment penser les formes d’habiter ayant conduit à, et participant à produire et à reproduire, la situation actuelle ? Comment s’inscrivent, de manière différentielle, les conséquences du changement climatique, de l’intoxication du monde et de l’anthropisation de l’environnement, dans des corps, des groupes sociaux et des milieux situés mais liés entre eux par des rapports de force, des processus biogéochimiques, des chaines d’approvisionnement, plus ou moins marqués par le violence et l’exploitation ?
Ces différentes questions, très larges, s’inscrivent dans des histoires politiques et économiques mais aussi, et c’est ce sur quoi nous voudrions insister dans cette séance, dans des histoires scientifiques de production et de non production de connaissances sur le monde. Loin d’être neutres, les sciences sociales, les sciences de la nature, les humanités et les sciences exactes et expérimentales ont participé et continuent de participer de la production de ces rapports de pouvoir. En attestent les études encore trop peu nombreuses sur les undone sciences et leurs liens avec les systèmes de domination, celles sur les formes de régulation de la production, des circulations et de l’exposition aux contaminants, celles sur les infrastructures de recherche et leur contribution à la (non)production de représentations du monde, ou encore le champ florissant des épistémologies du Sud. En interrogeant la manière dont les sciences participent de systèmes de pouvoir, il s’agit aussi d’interroger les hybridations et les possibilités d’alliances critiques entre sciences, scientifiques et habitants du monde, permettant de produire des points de vue situés et émancipateurs, et finalement d’habiter un monde habitable.