Et si bronzer était aussi une manière de revendiquer sa place dans la société ? Bernard Andrieu, philosophe du corps à Université Paris Cité, retrace l’histoire du bronzage et ce que cette mode – voire cette obsession – raconte de nous.
© Federico Giampieri – Unsplash
Il y a quelques années vous avez publié Bronzage, une petite histoire du soleil et de la peau aux Éditions du CNRS. D’où vient l’envie de bronzer ?
Bernard Andrieu : Elle apparaît dans les années 1920 au sein des classes bourgeoises, autour de Coco Chanel, Deauville, les bains de mer. Il fallait alors signifier une démarcation entre le corps civil et le corps du loisir, en démontrant par la couleur de peau qu’on a les moyens de passer du bon temps au soleil. Avant cela, l’élite bourgeoise n’exposait pas sa peau au soleil, d’une part pour des raisons morales, d’autre part parce qu’avoir une peau blanche c’était préserver une forme de douceur, de virginité, là où le bronzage renvoyait aux classes laborieuses qui travaillaient au soleil. Quand vous regardez les photos vers 1890 ou 1910, vous voyez d’ailleurs les gens se baigner en combinaison.
L’histoire du bronzage est intimement liée à celle du corps.
Bernard Andrieu : En s’interrogeant sur ce qui est « bronzable » ou non, on distingue le corps privé du corps public. Exposer les parties blanches de notre corps, c’est montrer notre corps privé, révéler une part de notre intimité. Mais qu’est-ce que l’intime ? Les normes évoluent. En 1907 la célèbre nageuse Annette Kellerman fait scandale en portant un maillot de bain sans manches qui moule les formes de son corps. En 1946 l’invention du bikini révèle les hanches et le ventre des femmes. Inversement le bronzage topless est aujourd’hui moins pratiqué qu’il ne l’était dans les années 70 et 80, à une époque où montrer ses seins était un symbole de libération du corps. Un changement également dû au développement des réseaux sociaux et à la volonté de contrôler son image, en évitant à tout prix de se retrouver nu sur internet.
À partir de quand le bronzage n’est plus l’apanage d’une élite ?
Bernard Andrieu : L’arrivée au pouvoir du Front populaire en 1936 et la création des congés payés vont évidemment changer la donne, ce que va parfaitement comprendre un groupe comme L’Oréal qui lance sa première crème solaire dès cette année-là. Le bronzage prend alors une dimension plus populaire, on voit les gens pique-niquer et camper au bord de la Seine. Soudain le corps se libère d’une partie de ses vêtements et n’est plus seulement celui du travailleur aliéné. La recherche du plein air s’effectue dans le camping, par le naturisme et la démocratisation du sport. Chacun veut faire une cure d’air à la campagne en sortant de la pollution urbaine à vélo ou en train.
Dans quelle mesure s’agit-il d’une libération des corps ou au contraire d’une nouvelle forme de standardisation ?
Bernard Andrieu : Le bronzage est effectivement une manière pour le libéralisme de discipliner les corps. On pense bien sûr au concept de biopouvoir développé par Michel Foucault. Mais au sein de l’Institut des Sciences du Sport-Santé que j’anime avec les collègues et les doctorantes et doctorants, on préfère parler de subjectivation : les individus s’emparent de ces prescriptions pour transformer leur identité et revendiquer que leur corps leur appartient. Le piercing, le tatouage, les implants mammaires, les régimes, la musculation, le changement de genre ou le bronzage procèdent de la même logique, celle de la modification sensorielle de soi. L’identité étant instable, je vais pouvoir intervenir sur mon corps pour en indiquer la valeur. C’est en ce sens que j’explique que le corps est la religion du XXIe siècle et que la révolution est désormais intérieure. À travers l’éveil du corps vivant, il y a un désir de signature. Bien sûr ces nouvelles normes finiront par être récupérées par le capitalisme, comme l’est la lutte contre le réchauffement avec le greenwashing, mais elles donnent de l’espoir politique.
Dans votre livre vous évoquez aussi l’ambivalence entre la volonté de bronzer et celle de prendre soin de sa santé.
Bernard Andrieu : Le bronzage pose en effet un conflit entre deux contraintes sociales : l’esthétique d’une part, la santé de l’autre. Dès les années 1930 avec le développement de l’héliothérapie, des études démontrent des liens entre une exposition prolongée au soleil et une hausse des cancers. La vraie prise de conscience date de 1975 avec le dermatologue Thomas B. Fitzpatrick qui met au point une classification des risques selon la couleur et le type de peau. La massification du bronzage dans l’après-guerre a fait du cancer de la peau un véritable enjeu de société. Les gens qui veulent revenir au bureau avec une peau bronzée sont dès lors confrontés à un dilemme : s’ils partent 8 jours en vacances, il leur faut maximiser le temps d’exposition au soleil, quitte à prendre de vrais risques pour leur santé. Le réchauffement climatique et la généralisation des canicules ne vont pas arranger les choses à ce niveau…
L’écologie changerait-elle notre rapport au bronzage et plus largement au corps ?
Bernard Andrieu : Le réchauffement nous oblige à nous protéger davantage d’un monde extérieur de plus en plus hostile. Parallèlement on intériorise ce changement pour arriver à ce que j’appelle une « écologie corporelle ». On repense notre alimentation, nos modalités de consommation, nos déplacements. Tout cela a un impact sur notre corps que l’on essaie d’utiliser de façon plus durable. Le but est bien sûr de vivre plus longtemps, mais aussi de préserver la planète. Cela dit c’est surtout vrai pour les classes sociales les plus privilégiées qui ont les moyens et le temps de réfléchir à tout cela. Pour démocratiser un bronzage durable, il faudrait que les gens puissent choisir au lieu de subir, ce qui est impossible pour une grande partie de la population qui doit faire face à bien d’autres urgences.
Bernard Andrieu est philosophe, professeur en STAPS à Université Paris Cité et directeur de l’Institut des Sciences du Sport-Santé de Paris. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur le corps, notamment Bronzage, une petite histoire du soleil et de la peau (Éditions du CNRS, 2008) et le dernier qui est paru en juin, Être vif, être à vif. La vivacité du corps devant la dismose (Liber, 2022).
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