Professeur d’histoire et directeur du laboratoire ECHELLES à l’Université Paris Cité, Quentin Deluermoz vient d’obtenir une prestigieuse British Academy Global Professorship. Pendant quatre ans, il mènera à l’Université de Cambridge un projet ambitieux intitulé « Repenser l’histoire du 19e siècle européen ». L’occasion d’échanger sur la portée de cette distinction et les enjeux de sa recherche.

Vous venez d’obtenir une prestigieuse Global Professorship de la British Academy. Que représente cette distinction pour vous ?

Pour tout dire, je suis très heureux, car je ne m’y attendais pas tant la procédure est sélective : celle-ci concerne des chercheuses et chercheurs de premier plan, venus du monde entier et spécialisés dans toutes les sciences humaines et sociales. J’y vois la reconnaissance de la dimension très interdisciplinaire de mon travail d’historien, une caractéristique qui est d’ailleurs en partie un héritage de l’historiographie « à la française » ; mais aussi de l’effort que je mène depuis plusieurs années, avec d’autres, pour ouvrir l’histoire de France contemporaine aux approches impériales et globale. Cette distinction m’offre une opportunité unique de découvrir d’autres espaces de recherche, de faire connaître mes travaux dans le monde anglophone et de participer à la discussion scientifique à l’échelle internationale.

Sur quel projet allez-vous travailler à Cambridge pendant ces quatre années ?

Le projet, intitulé « repenser l’histoire du 19e siècle européen » entend revisiter, à partir d’une perspective micro-historique et d’histoire impériale et globale, certaines catégories associées à ce qu’on appelle habituellement la « modernité » européenne du 19e siècle (« démocratie », « science » ; « industrialisation», etc.). Il s’appuie pour cela sur deux études complémentaires : l’une, urbaine et politique, élargit mes précédents travaux en abordant les résonances mondiales de la « forme Commune » (en référence à la Commune de 1871) aux 19e et 20e siècles. L’autre, rurale et environnementale, propose une histoire comparée de la culture de l’olivier, à l’échelle de deux villages, entre France et Algérie, sur une période allant de la fin du 18e au début du 20e siècle. Cette deuxième enquête est la plus nouvelle pour moi. Après avoir travaillé sur la police, l’Etat-nation impérial, le phénomène révolutionnaire, je souhaitais aborder les mondes ruraux, entamer la discussion avec les sciences du vivant et ouvrir la question générale sur une autre catégorie majeure du temps, à savoir le rapport nature-culture.  Ensemble, ces deux enquêtes devraient pouvoir souligner l’ampleur de la « grande transformation » tout en se défaisant des lectures souvent européocentrées, homogènes et linéaires dans laquelle elle a longtemps été enfermée. Une histoire plus riche se profile. Un troisième volet propose de formaliser une nouvelle méthodologie, dite processuelle, relationnelle et compréhensive, pour mettre en œuvre ce genre enquêtes à plusieurs échelles. Un des enjeux est que l’histoire puisse à nouveau, avec sa rigueur et sa portée critique, affronter ce que le sociologue Charles Tilly appelait les « grandes questions » – pour les sciences humaines et sociales comme les sociétés au sens large. Cet enjeu, le rappel de la profondeur historique ou du fait que ces mouvements de longue durée sont le fruit de rapports de force pluriels et polycentrés ne sont sans doute pas inutiles pour appréhender les crises globales, politiques, économiques, et environnementales que nous connaissons aujourd’hui.

Ce projet s’inscrit-il dans la continuité du travail mené au sein du laboratoire ECHELLES d’UPCité ? Pouvez-vous nous parler de ce nouveau laboratoire ?

Ce projet s’inscrit en effet pleinement dans le travail collectif mené au sein du laboratoire ECHELLES. Issue de la fusion entre deux précédents laboratoires, ICT-Les Europes dans le monde (UR 337) et le LARCA (UMR 8225), cette nouvelle UMR est née cette année, en janvier 2025. L’unité a pour périmètre l’étude, dans la longue durée, des sociétés européennes et américaines, en les réinsérant dans un cadre d’analyse plus large, local, national, régional mais aussi impérial et global. L’enjeu est en particulier de tirer parti des nouvelles connaissances acquises sur l’histoire des autres régions du monde, qui imposent depuis plusieurs années un puissant besoin de révision. L’idée, notamment, est de considérer l’Europe, les Etats-Unis et leurs empires comme des régions du monde parmi d’autres. Pour mener ce projet scientifique ambitieux, le laboratoire rassemble une réunion exceptionnelle de chercheurs et chercheuses en histoire (du Moyen-âge à nos jours), en sciences politiques, en anthropologie, des spécialistes d’études britanniques, états-uniennes, allemandes ou encore hispaniques, ainsi qu’en littérature, études cinématographiques et culture visuelle. L’unité se veut ainsi tout à la fois productrice de savoirs, d’interprétations, mais aussi de formes pour diffuser ces savoirs dans la société. Elle travaille avec des médias, des artistes, des musées ou possède ses formats originaux. Ainsi en est-il des « Masterclasses » histoire : menées depuis deux ans en partenariat avec le Musée Carnavalet-Histoire de Paris, elles proposent à des historiennes et historiens reconnus (Michelle Perrot, Carlo Ginzburg) d’échanger de manière originale sur leur parcours et leurs pratiques dans un cadre ouvert au grand public.

Votre travail interroge les futurs passés et les mondes possibles. En quoi cette approche renouvelle-t-elle l’écriture de l’histoire ?

J’ai en effet, avec mon collègue Pierre Singaravélou, consacré une enquête au raisonnement contrefactuel, et plus largement à la question des possibles non advenus en histoire dont on retrouve la trace dans le projet que j’ai proposé. Le raisonnement est simple en apparence : « que ce serait-il passé si tel ou tel élément du passé avait été différent ? ». Si la question est connue de tout le monde, et si la psychologie, l’économie, la sociologie ou les sciences politiques l’utilisent sans difficultés, les historiennes et historiens s’en sont longtemps méfié. La réflexion semble en effet trop s’éloigner des sources sur lesquelles s’appuie leur travail. En réalité, bien utilisée, elle permet d’y revenir et d’affiner le travail interprétatif. Ce mode de questionnement aborde en effet des sujets aussi essentiels que les liens entre réel et fiction, contingence et déterminisme, jeu et esprit de sérieux. Il s’avère nécessaire pour penser les relations causales autant que pour se sensibiliser à « l’instabilité vraie » du passé (P. Lacombe). Ainsi comprise, cette approche peut être un outil pour restituer la puissance d’agir des vaincus de l’histoire, pour mettre en cause des catégories toutes faites (comme le fameux « sous-développement » des années 1970), pour stimuler l’usage de l’imagination ou pour se saisir des futurs non advenus. Sa vertu première, quoi qu’il en soit, est de défataliser l’histoire. 

L’enjeu est également contemporain : ouvrir les futurs du passé permet de rouvrir ceux du présent ; et ce raisonnement, par sa capacité interactive, présente en outre un intérêt de transmission. Nous avons mis au point des « ateliers d’histoire partagés », fondés sur des questions de ce type, présentés devant des publics variés. S’ouvre alors un espace inédit, ni « vrai », ni « faux », où la parole des participantes et participants peut mieux se faire entendre sans que la parole des chercheuses et des chercheurs, moins surplombante, soit niée. L’échange rend alors possible une discussion sur l’histoire et une forme d’appropriation individuelle et collective du matériau et du questionnement historien.

Anodine en apparence, la démarche s’avère bien essentielle : elle peut être à l’origine d’une histoire tout aussi documentée, mais plus ouverte, plurielle, défatalisée et capable de contribuer d’une manière renouvelée à l’intellection du présent.

À quoi vont ressembler ces quatre années pour vous, sur le plan intellectuel et humain ?

Je ne sais pas encore ! Je me réjouis en tous cas de pouvoir travailler avec des historiennes et historiens, anthropologues, sociologues, philosophes, mais aussi paléobotanistes ou archéologues que je lis depuis longtemps et que je ne connais pas personnellement. J’ai également des amis sur place que je suis très heureux de retrouver. L’université de Cambridge, par la diversité de ses séminaires, comme la présence d’un grand nombre de chercheurs et chercheuses venus du monde entier, offre en outre un cadre de discussion exceptionnel pour mener à bien ce projet. J’ai hâte également de découvrir les formes pédagogiques qui y sont pratiquées. Les fonds associés au programme vont me permettre de faire plusieurs missions et voyages : j’espère bien faire beaucoup de terrain. Enfin, je suis curieux, et ma famille aussi, de découvrir réellement la Grande-Bretagne.  

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