Rencontre avec le Dr Samia Mourah, professeur de pharmacologie à Université Paris Cité et biologiste médical, et le Dr Rafael Fridman, professeur de pathologie et d’oncologie à la Wayne State University de Détroit, Michigan, États-Unis, expert reconnu des interactions cellule tumorale-matrice dans la progression du cancer. En étroite collaboration avec le Pr Céleste Lebbé, oncodermatologue, ils mènent des recherches sur le mélanome, les récepteurs du domaine de discoïdine (DDR), et le collagène, afin de mieux comprendre leurs rôles et mécanisme d’action, avec pour objectif, le développement de nouvelles stratégies thérapeutiques pour les patients atteints de cancer. Découvrez leurs travaux de recherche.
© Dr Samia Mourah et Dr Rafael Fridman
Cellules tumorales, Collagène et récepteurs du domaine de discoïdine
L’interaction des cellules tumorales avec leur microenvironnement, et plus précisément les couches de protéines extracellulaires qui entourent les cellules, joue un rôle important dans le développement des cellules cancéreuses. Ce microenvironnement tumoral est principalement composé de collagènes, qui sont parmi les protéines les plus abondantes dans le corps humain. Les collagènes font partie de la matrice extracellulaire (MEC), un réseau de protéines qui soutient tous les organes et assure le fonctionnement des cellules dans des conditions normales et pathologiques. Dans le cas du cancer, les collagènes interagissent avec les cellules tumorales, pouvant ainsi activer ou inhiber le développement et la dissémination du cancer.
Nos chercheurs tentent de comprendre comment les collagènes affectent les propriétés malignes des cellules tumorales via des récepteurs spécifiques à la surface des cellules tumorales, appelés Discoidin Domain Receptors (DDR). Les DDR sont des protéines qui, en se liant au collagène, peuvent modifier le comportement des cellules tumorales. Les DDR agissent comme des interrupteurs électriques qui, lorsqu’ils sont activés, peuvent réguler les processus intracellulaires qui aident les cellules à réagir au collagène environnant. Le laboratoire du Dr Fridman mène des études sur les interactions collagène-DDR dans les cellules tumorales, demontrant que ces recepteurs peuvent contribuer aux effets pro-malins du collagène. Ces résultats ont conduit à l’hypothèse que la désactivation de l’activité des DDR dans les cellules cancéreuses pourrait avoir un potentiel thérapeutique dans divers types de cancer. La collaboration en cours entre les laboratoires du Dr Mourah et celui du Dr Fridman permet de tester cette hypothèse dans le mélanome, une des formes les plus graves de cancer de la peau.
Le lien avec le mélanome
Certains cancers sont très agressifs dès leur développement, tandis que d’autres évoluent lentement vers la malignité. Certaines tumeurs sont particulièrement riches en collagène, comme le cancer du pancréas où la majeure partie de la masse tumorale est composée de collagène. Bien que les mélanomes ne développent pas cette réponse hautement fibrotique (riche en collagène), ces cancers contiennent beaucoup de collagène, dont on connait peu de choses quant à son impact sur le développement tumoral. Ces questions ont posé les bases de la collaboration entre le Dr Mourah et le Dr Fridman, dont l’objectif est de mieux comprendre la fonction de l’axe collagène-DDR dans les mélanomes.
Cette collaboration a donné lieu à deux invitations du Dr Fridman à Université Paris Cité, ce qui a permis de renforcer les interactions de recherche, d’améliorer l’échange d’idées, le tout aboutissant au développement d’une nouvelle voie de recherche sur le mélanome, qui présente un potentiel clinique important pour le traitement des patients atteints de mélanome.
Pourquoi avez-vous invité le Dr Fridman dans votre laboratoire ?
S.M : Notre laboratoire, qui fait partie de l’Unité Inserm 976, est impliqué depuis plusieurs années dans la recherche sur le mélanome et les traitements innovants, grâce à notre étroite interaction avec le centre d’oncodermatologie de l’Hôpital Saint Louis dirigé par le Pr Céleste Lebbe, oncodermatologue de renommée internationale. Notre intérêt de recherche commun se concentre sur le développement de « Cibles thérapeutiques innovantes impliquées dans la régulation du microenvironnement des mélanomes ».
Notre première collaboration avec le Dr Fridman a été initiée par notre collègue commune, le Dr Suzanne Menashi, proche collaboratrice et experte dans les protéases de la matrice tumorale. Avec le Dr Fridman, nous avons établi une collaboration de recherche productive visant à comprendre le rôle de DDR1 dans la progression du mélanome, ce qui a conduit à deux publications, démontrant l’impact de l’expression de DDR1 dans le pronostic du mélanome, et la malignité. Nous avons également montré que l’inhibition de DDR1 pouvait surmonter la résistance aux traitements, notamment aux MAPK (Mitogen-activated protein kinases), qui sont des enzymes impliquées dans la croissance tumorale du mélanome. Nous avons donc proposé que le traitement avec un inhibiteur de DDR1 puisse alors être utile pour surmonter cette résistance.
Nos recherches dans ce domaine sont en cours. Depuis cette première collaboration fructueuse, nous prévoyons de déchiffrer davantage les mécanismes par lesquels DDR1 et ses partenaires régulent la progression des tumeurs. Nous nous concentrerons particulièrement sur la protéine d’adhésion focale appelée Kindlin-3, pour laquelle nous avons démontré récemment, par des études mécanistiques, qu’elle avait un rôle de suppresseur de tumeur. Dans nos études en cours, nous avons apporté un éclairage supplémentaire sur le rôle de cette protéine dans la progression du mélanome, en démontrant que son inactivation par inhibition ou mutations somatiques augmentait les propriétés délétères des cellules de mélanome, via la signalisation liée au collagène, médiée par ses deux principaux récepteurs, les DDRs et une autre protéine impliquée dans les interactions cellule/matrice extracellulaire, l’integrine–β1. Ce mécanisme d’action unique de Kindlin-3 nous a incité à aller plus loin dans la compréhension des mécanismes d’interaction de Kindlin-3/DDR1 avec la MEC, qui constitue un champ d’investigation majeur dans le processus de la progression tumorale. L’ensemble de ces résultats nous encouragent à poursuivre notre collaboration avec le Dr Fridman, un expert renommé dans le domaine des DDR et des interactions entre cellules tumorales et matrice.
Pourquoi avez-vous accepté l’invitation d’Université Paris Cité ?
R.F : J’ai accepté l’invitation pour renforcer nos interactions de recherche dans le domaine du mélanome, des DDRs et du collagène. Venir à Université Paris Cité a été l’occasion de discuter en personne avec le Dr Mourah et son équipe de nos projets de collaboration, d’analyser les données et de réfléchir à de nouvelles idées pour approfondir notre compréhension des rôles des DDR dans le mélanome. Nos laboratoires ont déjà établi une collaboration productive qui a abouti à la publication de deux manuscrits faisant état de l’expression et de la fonction des DDR dans les cellules de mélanome. D’autres recherches doivent être menées pour déchiffrer les rôles des DDR dans le mélanome et, surtout, pour déterminer si les inhibiteurs des DDR peuvent être utilisés chez les patients atteints de mélanome qui ont résisté aux traitements précédents. Je voulais également parler des récentes découvertes du laboratoire du Dr Mourah, qui ont révélé un nouveau mécanisme de régulation des DDR dans les cellules de mélanome impliquant la proteine Kindlin-3. Son laboratoire a été le premier groupe à identifier le rôle de Kindlin-3 dans les cancers solides. Kindlin-3 est connue pour réguler l’adhésion cellulaire par l’action des intégrines, un autre récepteur du collagène, ce qui a constitué un axe majeur de recherche dans le laboratoire du Dr Mourah. Des données récentes fournies par la doctorante du Dr Mourah, Coralie Reger, indiquent que Kindlin-3 peut également réguler l’expression de DDR dans les cellules de mélanome, ce qui suggère une connexion moléculaire entre deux récepteurs de collagène distincts. Ma visite a donc été une excellente occasion de discuter de ces nouvelles découvertes passionnantes.
En quoi vos recherches sont-elles complémentaires, qu’apprenez-vous mutuellement ?
S.M : En se focalisant sur la progression tumorale et la modulation du microenvironnement, notre projet tente de mieux comprendre les interactions entre la cellule tumorale et son microenvironnement et les facteurs clés impliqués dans cette régulation. Au centre de cette régulation du microenvironnement tumoral, nous nous sommes initialement concentrés sur CD147/EMMPRIN, une protéine membranaire enrichie à la surface des cellules tumorales et impliquée dans l’invasion tumorale et les métastases. Les travaux émergents de notre groupe ont montré que CD147 module le microenvironnement tumoral et la coopération tumeur-stroma en induisant les protéases matricielles, l’angiogenèse et la lymphangiogenèse, augmentant ainsi les propriétés malignes des cellules. Les recherches sur la régulation et le mécanisme d’action de CD147 nous ont conduits à explorer le rôle de ses partenaires, en particulier les récepteurs à tyrosine kinase, et leur implication dans la modulation du microenvironnement tumoral et le remodelage de la MEC.
Grâce à nos échanges, nous avons entrepris un projet qui tente de comprendre comment les composants de la MEC, et en particulier le collagène, modulent la progression du mélanome par l’activation de ces récepteurs à tyrosine kinase, en particulier les récepteurs DDR. Notre objectif ultime est de valider le potentiel de leur ciblage thérapeutique dans le traitement du mélanome.
R.F : Nous apportons deux domaines distincts d’expertise en matière de recherche : le mien est axé sur les interactions entre les cellules tumorales et le collagène, et celui du Dr Mourah sur les mécanismes moléculaires de la progression tumorale et la validation de cibles thrapeutiques dans le mélanome. Nos différentes expertises ont permis de poser de nouvelles questions sur les DDR dans la progression du mélanome et de savoir si ces recepteurs jouent un rôle dans la malignité de la maladie. En effet, on savait peu de choses sur le rôle des DDR dans le mélanome. Nous avons donc entrepris d’étudier l’expression et la fonction des DDR dans le mélanome. Au cours de notre collaboration, le laboratoire du Dr Mourah a démontré que l’inhibition des DDR réduit la croissance et l’invasion des cellules de mélanome dans des modèles expérimentaux, ce qui suggère qu’en effet les DDR peuvent être des acteurs importants dans cette maladie.
Avez-vous une anecdote liée à vos travaux de recherche ?
R.F : La première fois que j’ai visité Université Paris Cité, il y a plusieurs années, j’étais invité par le Dr Suzanne Menashi, avec qui je collaborais à l’époque. Le Dr Menashi s’est arrangée pour que je puisse séjourner à l’Hôpital St. Louis, dans un petit studio du bâtiment de recherche, situé à un étage au-dessus des laboratoires. Ce fut une période merveilleuse, et mon premier contact avec le formidable environnement de recherche de cet hôpital. Plus important encore, le Dr Menashi était également une proche collaboratrice du Dr Mourah, que je n’avais pas rencontré à ce moment là. Bien des années plus tard, j’ai rencontré le Dr Mourah lors de ma visite à l’Université Paris-Est Créteil, et le reste appartient à l’histoire. Cette opportunité m’a permis de retourner à l’hôpital Saint-Louis, cette fois-ci non pas pour dormir dans le studio mais pour mener des recherches significatives.
Quels sont vos futurs projets ?
S.M : Nos principaux axes de recherche en cours portent sur une meilleure compréhension des mécanismes d’interaction de Kindlin-3/DDR1 avec la MEC. Nous souhaitons par ailleurs, mieux définir l’impact de la régulation du collagène sur le traitement du cancer, et l’émergence de la résistance des mélanomes aux thérapies ciblées MAPK mais également aux immunothérapies. Dans ce contexte, nous cherchons à évaluer de nouvelles stratégies thérapeutiques telles que celles que nous avons tout récemment développées, inhibant CD147 et DDR, afin de surmonter la résistance des mélanomes.
R.F : Notre plan est de poursuivre l’étude des DDR dans le mélanome en nous concentrant sur les moyens de réduire la croissance et les métastases du mélanome en ciblant les DDR. Nous devons encore mener des recherches plus fondamentales. Par exemple, nous aimerions continuer à chercher si les inhibiteurs de DDR pourraient être utilisés pour surmonter la résistance aux médicaments dans le mélanome, comme nous l’avons évoqué à propos de l’inhibition des MAPK. Par ailleurs, de nouvelles données suggèrent que les tumeurs résistent à l’attaque du système immunitaire, en partie à cause de l’incapacité des cellules immunitaires à se déplacer à travers la matrice de collagène qui entoure les cellules tumorales. Les DDR étant des acteurs clés de l’organisation de la matrice de collagène, le ciblage des DDR semble perturber l’organisation du collagène et faciliter ainsi l’infiltration des cellules immunitaires tueuses de tumeurs. Cette approche pourrait également être utilisée pour améliorer l’efficacité de l’immunothérapie dans les mélanomes. Ainsi, nous espérons que notre recherche collaborative aura un impact sur la compréhension de la progression du mélanome et de son traitement.
Les perspectives d’avenir
Nos experts sont constamment à la recherche d’opportunités de financement qui correspondent à leurs objectifs de recherche. Ils étudieront les possibilités qui permettent aux chercheurs d’Europe et des États-Unis d’obtenir des ressources communes pour la recherche. En outre, le Dr Mourah et le Dr Fridman continueront à inspirer leurs étudiants en discutant, critiquant et interagissant, les voyant évoluer pour devenir des experts.
« Je remercie chaleureusement notre Université Paris Cité de nous donner cette excellente opportunité de collaborer avec des chercheurs internationaux de très grande qualité et ainsi de faire progresser notre compréhension des mécanismes qui sous-tendent la progression des tumeurs et de développer des thérapies innovantes » Dr Mourah.
« La science n’a pas de frontières, les scientifiques de cultures et de pays différents se réunissent tous pour s’attaquer à un problème critique. Nous essayons tous de faire ce qu’il y a de mieux pour l’humanité, et c’est notre objectif avec notre collaboration ! Je suis très reconnaissant à l’Université Paris Cité d’avoir mis en place ce programme. Il est très important qu’il touche la communauté de recherche française et internationale. » conclut le Dr Fridman.
A propos de
Dr Samia Mourah est professeur de pharmacologie à Université Paris Cité. Elle dirige le service de génomique des tumeurs et de pharmacologie de l’hôpital Saint-Louis ainsi qu’un groupe de recherche au sein de l’INSERM/UMR-S 976. Ses recherches sont étroitement associées à ses activités cliniques à l’hôpital, et son projet combine recherche fondamentale et translationnelle avec un objectif de transfert en clinique. Spécialisée en pharmacogénomique du cancer, les travaux de recherche clinique du Pr Mourah ont contribué à décrypter les mécanismes d’action de médicaments innovants et la découverte de biomarqueurs de réponse, améliorant la médecine de précision dans le cancer. Sa recherche fondamentale est centrée sur l’étude des interactions de la tumeur avec son microenvironnement, et la comprehension des mécanismes d’action de médiateurs clés, avec pour but de développer des inhibiteurs pharmacologiques selectifs. Elle a dirigé 9 thèses de doctorat, et les dernières ont porté sur le rôle des modulateurs du microenvironnement tumoral CD147 et Kindlin-3 dans la progression du mélanome. Elle enseigne également la pharmacologie à l’UFR de médecine. Elle est membre du Conseil National des Universités de Pharmacologie. Le Pr. Mourah a publié plus de 150 articles dans des revues à comité de lecture.
Dr Rafael Fridman est professeur de pathologie et d’oncologie au département de pathologie de la faculté de médecine de la Wayne State University de Detroit, Michigan, États-Unis. Avec son laboratoire, le Dr Fridman a apporté des contributions importantes à la compréhension du rôle du microenvironnement tumoral, en se concentrant sur la fonction des métalloprotéinases matricielles (MMP) et des récepteurs du collagène connus sous le nom de récepteurs à domaine discoïdine (DDR). Ses travaux ont permis de définir certains des mécanismes moléculaires de régulation des DDR dans les cellules tumorales et de déterminer comment ces récepteurs du collagène facilitent la progression du cancer. Il a publié plus de 145 articles dans des revues évaluées par des pairs. Ses travaux ont été cités plus de 20 000 fois. La collaboration avec le Pr Mourah a donné lieu à deux publications conjointes.
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