Dans un article de Cell Metabolism, des chercheurs de Université Paris Cité, en collaboration avec des scientifiques de plusieurs pays, révèlent que les lipides libérés dans le sang communiquent directement avec notre cerveau. Rencontre avec Serge Luquet, chercheur au CNRS, et Giuseppe Gangarossa, enseignant-chercheur à Université Paris Cité, rattachés à l’Unité de Biologie fonctionnelle et adaptative (BFA, UMR CNRS 8251) à l’origine de l’article.

Giuseppe Gangarossa (à gauche) et Serge Luquet (à droite)

© u-paris

Pouvez-vous résumer en quelques mots ce que votre étude a permis de découvrir ?

Serge Luquet : On sait qu’après un repas, on va libérer des sucres, des graisses et des protéines dans notre circulation suite à la digestion des aliments. Notre équipe vient de démontrer que ces graisses – aussi appelées triglycérides – sont capables de remonter jusqu’à notre cerveau et de modifier l’activité d’une population particulière de neurones qui répondent à la dopamine, c’est-à-dire d’avoir un impact sur le plaisir ressenti et notre comportement… comme le ferait en théorie n’importe quelle drogue.

 

Manger gras serait comparable à une addiction ?

Serge Luquet : Oui et non. La nourriture n’est pas une drogue car elle est nécessaire à notre survie, c’est une différence fondamentale ! De plus, à la différence des drogues dites « d’abus » qui parasitent directement le système dopaminergique, manger est lié à de nombreux signaux de nature hormonale et nerveuse intégrés, sans oublier le plaisir lié à l’alimentation. En revanche, dans les deux cas la dopamine est impliquée : les aliments gras tout comme les drogues – et a fortiori le pouvoir, le sexe ou l’argent – vont directement avoir un effet sur les neurones du circuit de la récompense et réduire leur excitabilité, tant le sang est saturé de triglycérides après un repas. C’est un peu comme si vous receviez 200 coups de fil par jour et qu’au bout d’un moment votre cerveau saturait et claquait la porte…

Giuseppe Gangarossa : En d’autres termes on a pu démontrer que les triglycérides jouent un rôle de « renforçateur ». Les renforçateurs sont des stimuli perçus comme plaisants, associés à la libération de la dopamine ou bien à son action sur les cellules contenant ces récepteurs. Ils vont conduire l’organisme qui les reçoit à vouloir reproduire cette expérience pour obtenir ce même stimulus.

 

En quoi vos découvertes permettent-elles de mieux comprendre notre cerveau ?

Serge Luquet : Pour fonctionner, nos organes ont besoin de brûler soit du gras, soit du sucre. On sait que le cerveau ne brûle que du sucre… mais alors pourquoi y trouve-t-on une enzyme servant à « brûler » les triglycérides, c’est-à-dire les graisses ? Notre hypothèse est que cette enzyme n’est peut-être pas là pour fournir de l’énergie, mais pour « parler » au cerveau, pour lui envoyer un signal comme le ferait un neuromédiateur.

Giuseppe Gangarossa : Nous avons pu montrer que les triglycérides, auxquels tout le monde donnait une valeur énergétique et nutritionnelle uniquement, ont également un autre rôle… Ils permettent d’envoyer des informations au cerveau.

 

C’est-à-dire ? Quels types d’informations ?

Giuseppe Gangarossa : Dans le cadre particulier de notre étude nous observons que les triglycérides vont « dire » au cerveau s’il doit ou non chercher une « récompense », c’est-à-dire s’il doit manger. Si le taux en triglycérides est élevé – après un bon repas – les neurones du circuit de la récompense seront moins excités. Inversement, quand on a le ventre vide, et donc un taux de triglycérides faible, notre cerveau va chercher une récompense. Au cours d’une journée notre niveau de triglycérides ne cesse de fluctuer et ainsi influe sur notre comportement, en informant directement notre cerveau.

 

Qu’est-ce que cela peut nous apprendre quant à des dérèglements, et notamment l’obésité ?

Giuseppe Gangarossa : Chez une personne obèse, le taux de triglycérides circulant dans le sang est très souvent trop élevé. On comprend ici que si certains neurones, comme ceux constituant le circuit de la récompense, reçoivent ce « signal » de manière trop importante ou mal contrôlée, ça peut entrainer un dérèglement de la capacité de ces mêmes neurones à répondre correctement.

Serge Luquet : Nos recherches permettent de mieux comprendre pourquoi le cerveau des personnes en surpoids ne fonctionne plus comme il devrait au niveau des récepteurs de la dopamine. On a pu créer ce lien entre ce que l’on mange et les perturbations au niveau du cerveau. On peut donc imaginer que ces perturbations pourraient conduire par exemple à une détérioration de la « satisfaction » provoquée par un repas, ce qui expliquerait pourquoi on veut trop manger.

 

Quelles sont les prochaines étapes suite à cette découverte ?

Giuseppe Gangarossa : On a pu démontrer qu’une communication a lieu entre les lipides et le cerveau, en revanche il nous reste à caractériser ce qui se passe exactement dans les neurones en question. On aimerait aussi mieux analyser l’effet des triglycérides chez les personnes obèses et étudier la machinerie moléculaire associée à l’action de ces lipides.

Serge Luquet : Avant de parler des suites, on tient aussi à remonter aux sources de cette publication. Le point de départ vient d’un premier travail d’une doctorante, Céline Cansell, qui a observé que les lipides étaient capables d’agir au niveau du cerveau pour modifier les comportements associés au plaisir de manger. Puis l’arrivée de Chloé Berland, doctorante dans notre laboratoire et récemment en séjour post-doctoral à la Columbia University, a permis d’aller encore plus loin pour identifier les acteurs au niveau moléculaire et cellulaire. Il faut ici saluer l’énorme travail qu’elle a abattu pour arriver à ces résultats. Cela sans compter la rencontre de plusieurs disciplines – physiologie, biologie, neurosciences – qui fut déterminante, et l’aide de nombreux collègues français et étrangers. Bref, un véritable travail d’équipe à plusieurs échelles. On se réjouit de continuer dans cette voie.

 

 

Au sujet de l’article publié dans Cell Metabolism

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  • Les auteurs : Chloé Berland, Enrica Montalban, Elodie Perrin, Mathieu Di Miceli, Yuko Nakamura, Maud Martinat, Mary Sullivan, Xue S. Davis, Mohammad Ali Shenasa, Claire Martin, Stefania Tolu, Fabio Marti, Stephanie Caille, Julien Castel, Sylvie Perez, Casper Gravesen Salinas, Chloé Morel, Jacob Hecksher-Sørensen, Martine Cador, Xavier Fioramonti, Matthias H. Tschöp, Sophie Layé, Laurent Venance, Philippe Faure, Thomas S. Hnasko, Dana M. Small, Giuseppe Gangarossa et Serge Luquet

Contacts chercheurs

  • Serge Luquet – 01 57 27 77 93 – serge.luquet@u-paris.fr
  • Giuseppe Gangarossa – 01 57 27 77 94 – giuseppe.gangarossa@u-paris.fr

Contact presse

  • Pierre-Yves Clausse – pierre-yves.clausse@u-paris.fr

 

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