La privation de sommeil a un impact croissant sur les individus et les sociétés, engendrant des accidents, des fatigues chroniques, des situations d’épuisement professionnel… coûtant des milliards aux systèmes de santé publics. Jusqu’à aujourd’hui, il n’existait pas de test rapide et objectif permettant la détection de la privation de sommeil. Dans une étude, publiée dans PLoS Computatinal Biology le 5 février 2024, l’équipe de recherche Vigilance, Fatigue, Sommeil et santé Publique (VIFASOM), dirigée par le professeur Damien Léger , en collaboration avec Daniel Pressnitzer (CNRS/ENS – PSL) et Etienne Thoret (Aix-Marseille Université/CNRS) démontre la possibilité de détecter la privation de sommeil au niveau individuel grâce à des enregistrements vocaux analysés par une IA qu’ils ont entraînée. Utilisant une méthode d’interprétabilité qu’ils ont développée, les chercheurs ont pu identifier deux effets indépendants de la privation de sommeil sur la voix : des changements dans la prosodie et dans le timbre de la voix. Ces résultats soulignent l’importante variabilité des réactions individuelles à la privation de sommeil, et la nécessité de prendre en compte ces effets au niveau individuel.

© Thomas Andrillon

Il y a 10 ans, en France, 10% de la population dormait moins de 6h par nuit. Aujourd’hui, ce sont 30% des français qui souffrent de ce manque de sommeil. Avec ces chiffres, il convient désormais de parler d’une épidémie de manque de sommeil. Les causes en sont multiples : temps de trajet très long, temps prolongé au poste de travail, travail de nuit, exposition aux écrans qui, non seulement empiète sur le temps de sommeil mais retarde aussi le moment de l’endormissement… Autant de situations qui conduisent les personnes à ressentir une fatigue chronique augmentant les risques d’accidents et d’épuisement.

Si chacun a pu faire l’expérience d’un manque de sommeil suite à une nuit trop courte, chacun a donc pu constater le lendemain de fête, des altérations de sa propre voix : voix cassée, des mots à la place d’autres mots…

Une collaboration entre des chercheurs de l’équipe Vigilance, Fatigue, Sommeil et santé Publique (VIFASOM), dirigée par le professeur D. Léger (Université Paris Cité), avec D. Pressnitzer (CNRS), E. Thoret (CNRS), et Thomas Andrillon (Inserm-Institut du cerveau de Paris), ont conduit une étude et développé des méthodes d’analyse de la voix pour y détecter les marqueurs d’une privation de sommeil.

Pour leur étude, ils ont travaillé avec une cohorte de 22 femmes autorisées à ne dormir que 3 heures par nuit, 2 nuits de suite. Cette privation de sommeil reflète de façon assez proche celle induite par certaines situations de travail posté de nuit.

Dans une première phase de l’étude, E. Thoret et D. Pressnitzer, ont cherché à caractériser les différentes dimensions de la voix pouvant être affectées par la privation de sommeil et à quantifier, de manière objective, leurs altérations.

Ils ont alors débuté leur étude par une analyse purement acoustique des enregistrements des voix avant et après privation de sommeil, et calculé, pour chaque enregistrement des représentations des sons par fréquence, par modulation de fréquence et par modulation temporelle. Ces différents critères acoustiques sont reliés non seulement à la prosodie (mélodie de la phrase, modification de la voix, variation du débit de parole) mais aussi au timbre de la voix (voix claire vs voix cassée).

Ces facteurs peuvent quant à eux être reliés à des marqueurs physiologiques comme, la variation du débit de paroles directement relié aux capacités motrices, ou le timbre directement relié aux vibrations des cordes vocales.

Cette première partie de l’étude ayant permis aux chercheurs de confirmer l’hypothèse selon laquelle prosodie et timbre sont bien affectés par la privation de sommeil, l’équipe a cherché à comprendre de quelle manière ils étaient affectés.

Les méthodes classiques ne permettant pas de mettre en évidence des différences très claires dans ces altérations induites par la privation de sommeil, les chercheurs ont fait appel aux techniques de machine learning. Si ces techniques permettent de détecter des relations entre des extraits d’enregistrement réalisés avant et après la privation de sommeil, et les propriétés acoustiques des sons qui permettent de les discriminer, elles restent cependant comparables à des « boîtes noires » dont on ne maîtrise pas le fonctionnement intime.

Les chercheurs ont donc entraîné des intelligences artificielles (IA) à faire ces tâches de discrimination avant et après privation de sommeil pour voir si elles étaient capables de détecter les différences dans les enregistrements. Les premiers travaux ont permis de constater qu’au niveau individuel, l’IA est capable de bien identifier des différences entre les enregistrements vocaux et donc de détecter la privation de sommeil et la variabilité entre les individus. En revanche, au niveau d’une population les résultats ne sont pas aussi fiables.

Dans un second temps, l’équipe de chercheurs a poussé les investigations et développé des méthodes afin de comprendre comment ces IA fonctionnent et ce qu’elles recherchent précisément dans les enregistrements pour y détecter la privation de sommeil. Ils ont également essayé de quantifier ce qui relève de la prosodie, du timbre et vérifié que les algorithmes ne prennent pas en compte d’autres sons ou bruits non liés à la voix. Ces recherches avancées ont permis d’affiner les résultats de l’étude et de produire une cartographie de la privation de sommeil dans la voix pour les 22 sujets de l’étude, et ce, en identifiant clairement et en quantifiant les altérations dans la prosodie et dans le timbre. Ayant simultanément associé le ressenti de fatigue de chaque personne privée de sommeil avec les analyses de sa voix, les chercheurs peuvent maintenant évaluer le degré de fatigue d’une personne grâce à l’analyse de sa voix.

Les résultats de cette étude permettent désormais d’envisager des protocoles de détection de privation de sommeil par l’analyse de la voix grâce à l’IA. Non invasive et rapide, cette méthode est particulièrement intéressante dans différents secteurs d’activité pour lesquels la baisse de vigilance due à une privation de sommeil peut avoir des conséquences graves en terme d’accidentologie notamment.

Dans la poursuite de cette étude, des marqueurs vocaux pourraient être corrélés à des facteurs physiologiques spécifiques, ouvrant la voie à des « stéthoscopes du sommeil » accessibles et non invasifs. L’équipe de chercheurs applique actuellement le même type de méthodologie pour le développement d’autres biomarqueurs vocaux afin d’aider à la caractérisation de l’état physiologique d’une personne et pour la détection de trouble de l’attention.

 

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