Professeure de sociologie des risques à Université Paris Cité et chercheuse au Cermes 3, Soraya Boudia revient pour nous sur les causes structurelles à l’origine de cette crise sans précédent.
Votre laboratoire, le Cermes 3, explore de nombreuses pistes pour analyser et comprendre la séquence que l’on est en train de vivre, pouvez-vous nous en parler ?
Le Cermes 3 a fait des crises – sanitaires, économiques, environnementales – et de leur imbrication le thème structurant de ses recherches, le but étant de mieux comprendre nos sociétés globalisées. Le laboratoire s’appuie sur un ensemble de travaux de nos chercheurs (1), sur les épidémies d’Ebola et de Zika, qui révélaient notamment les états de crise structurelle des systèmes de santé ou les impacts profonds du rationnement des dépenses publiques de santé sur l’hôpital. La crise que nous vivons n’est pas la conséquence du seul Covid-19, elle est un miroir grossissant de problèmes déjà là. Elle vient ébranler des situations fragiles, à un moment d’une perte de confiance grandissante envers les institutions et une difficulté réelle de se projeter dans le futur.
Dans vos livres Gouverner un monde toxique et La mondialisation des risques, vous insistez sur la dimension internationale des crises que l’on traverse. Comment analysez-vous cela dans le cas présent ?
Cette crise illustre ce que nous savions des liens entre risques et globalisation : expansion rapide du virus par la circulation des hommes et des marchandises, problèmes liés à l’organisation internationale des chaînes d’approvisionnement, impacts inégaux sur les différentes populations dans le monde… Elle pointe également les tensions entre des logiques transnationales et nationales. Depuis plus de deux décennies, l’OMS n’a cessé d’alerter les Etats et d’inciter à l’élaboration de politiques face au risque de pandémies globales, comme le décrit très bien l’ouvrage d’Andrew Lakoff, Unprepared. Global Health in a Time of Emergency. La crise montre les difficultés de l’expertise transnationale à peser sur les politiques internationales et nationales, comme dans le cas du problème du changement climatique d’ailleurs. Deux autres dimensions me frappent : d’une part l’importance de la coopération scientifique internationale qui permet des avancées rapides en termes de connaissances sur le virus et la maladie, et d’autre part la montée en puissance de la Chine sur les questions de recherche, d’expertise et de gestion de crise.
Comment expliquer les différences entre les pays en termes de gestion de la crise ?
Pour répondre rigoureusement, il faudrait attendre les enquêtes comparatives entre différents pays que nous ne manquerons pas de mener collectivement. La gestion d’une crise comme celle-ci dépend de nombreux paramètres, la préparation, l’état du système de santé, les configurations politiques et économiques d’un pays, et un peu de chance… Certains pays du Sud-Est asiatique notamment ont connu des pandémies comme le SRAS en 2003, la grippe H1N1 en 2009 ou le MERS en 2012, qu’ils ont eu du mal à gérer. Ils ont su tirer des leçons et ont mis en place des dispositifs de gestion de crise et des moyens sanitaires qui se sont révélés plus performants. Un deuxième point qui ne manquera pas de susciter de nombreux travaux concerne la grande hétérogénéité territoriale de Covid-19, entre pays, voire entre régions d’un même pays. Enfin, on constate que les Etats qui ont réduit leurs investissements et ont délégué une partie des actions sanitaires à des tiers ont aujourd’hui plus de mal à gérer la crise, par manque de ressources, de compétences techniques ou organisationnelles. Le Cermes organisera dès que ce sera à nouveau possible une conférence internationale où nous convierons plusieurs experts internationaux et français avec qui nous continuons à échanger régulièrement durant la période actuelle.
Pensez-vous que cette crise puisse être un levier de changement ?
Cette crise induira forcément des changements mais il est difficile de savoir avec certitude quelle sera leur nature. Les soignants ont été en première ligne pour faire face au choc de la pandémie, dans des conditions difficiles. A priori on pourrait penser que le secteur public et l’hôpital en particulier pourraient en sortir renforcés. Mais rien n’est moins sûr. L’État contracte aujourd’hui une dette colossale pour soutenir la relance économique, et l’expérience des crises passées ne rend pas forcément optimiste… Depuis plusieurs décennies, les crises et les catastrophes ont d’abord entraîné des privatisations massives dans certains pays, un renforcement des politiques de financiarisation de secteurs non marchands comme l’environnement et une aggravation des inégalités sociales. Une crise peut bien entendu être l’occasion de changements importants, à condition que des acteurs les portent, en fonction des dynamiques sociales qui prendront place. Cette situation nous incite à de l’audace politique pour répondre, avec des politiques effectives, à un ensemble d’enjeux sanitaires, sociaux et environnementaux.
Le Cermes 3 vient de lancer une série d’enquêtes pour essayer de comprendre la crise en cours, quels en sont les objets ?
Ces enquêtes collectives consistent d’une part à observer plusieurs aspects immédiats de cette crise : l’hôpital et les soignants ; les politiques de gestion de crise ; les migrations chinoises en France face au Covid-19 ; l’impact de la crise sur les populations « invisibles » – les travailleurs et notamment les femmes, les patients chroniques ou souffrant de troubles mentaux à domicile, les toxicomanes… D’autre part nous élaborons des enquêtes sur les transformations en cours : modèles épidémiques, politiques de tests, politiques des crises, et articulations entre santé, environnement et économie. Nous sommes également attachés à créer des passerelles entre disciplines et à ouvrir un dialogue avec les professionnels pour nourrir de manière informée nos analyses. Les sciences sociales aident à comprendre les situations de crise, et à agir en conséquence.
Entretien réalisé le 9 avril 2020
Consultez le site du Cermes 3, une unité de recherche spécialisée dans les sciences sociales de la santé, en co-tutelle avec le CNRS, l’Inserm, l’EHESS et Université Paris Cité : https://www.cermes3.cnrs.fr/fr/
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